17 mars 2017

Expliquez-moi l’écoféminisme

Expliquez-moi l’écoféminisme

L’écoféminisme est très peu connu en France. Pourtant, les préoccupations qui ont animé les écoféministes il y a un peu plus de trente ans sont toujours d’actualité aujourd’hui : la peur de léguer aux générations futures un monde en ruines, d’arriver à un point de non-retour dans la dégradation de l’environnement, de tomber malade à cause des pollutions… En quelques mots : de détruire la planète et les espèces qui y habitent.

Dans cet article, nous vous proposons de découvrir comment, face à un avenir sombre, les écoféministes ont repensé leur(s) rapport(s) à la nature et quels messages d’espoir iels nous ont transmis. Beaucoup de textes cités proviennent de l’anthologie Reclaim! Recueil de textes écoféministes coordonnée par Émilie Hache, aux éditions Cambourakis.

Origines et idées principales

Le mot « écoféminisme » vient de la contraction des termes « écologie » et « féminisme ». Il est apparu pour la première fois en 1974 dans l’ouvrage de Françoise d’Eaubonne Le Féminisme ou la mort. Son ouvrage provoqua dérision et critiques, notamment celle d’avoir accolé deux concepts modernes qui n’avaient rien en commun. L’idée de base de l’écoféminisme est qu’il existe des relations entre exploitation de l’environnement par les humain·es et oppression des femmes par les hommes. Selon les écoféministes, ces deux formes d’oppression (vis-à-vis de l’environnement et vis-à-vis des femmes) découlent des mêmes mécanismes de domination et peuvent être combattues ensemble.

L’idée de base de l’écoféminisme est qu’il existe des relations entre exploitation de l’environnement par les humain·es et oppression des femmes par les hommes.

Deux des textes fondateurs de l’écoféminisme sont ceux de Susan Griffin, Woman and Nature (1978) et Carolyn Merchant, The Death of Nature (1980). Celui de Susan Griffin montre comment les femmes, les animaux, la nature et toutes les personnes dont le statut a été féminisé (les enfants, les personnes racisé·es mais aussi les corps, les émotions…) ont été perçu·es comme inférieur·es afin de légitimer leur subordination. Carolyn Merchant, quant à elle, retrace les origines de la domination des femmes et de la nature dans la vision mécanistique et objectiviste de la science moderne ainsi que dans le capitalisme. En particulier, Merchant prend l’exemple de la colonisation pour montrer les liens qui existent entre racisme, sexisme, capitalisme et spécisme et qui ont eu comme résultat l’esclavage mais aussi l’appropriation des animaux et des terres.

Reclaim – revendiquer, se réapproprier – est un mot important dans les textes écoféministes. L’idée centrale est de refuser le dualisme nature/culture afin de se réapproprier un rapport personnel à la nature dont on a été exclu·e ou dont on s’est exclu·e.

Ce qui caractérise l’écoféminisme, c’est la diversité : diversité d’idées, de textes… Les écoféministes ont écrit des essais, mais aussi des chants, des prières, des poèmes, des fictions… Avant de passer par le milieu universitaire et d’être théorisé, l’écoféminisme a d’abord été un ensemble de mobilisations et de mouvements de protestations qui ont eu lieu dans les années 1970-1990 dans un contexte de guerre froide, de course à l’armement nucléaire et de début de crise écologique.

Quatre mouvements de protestation écoféministe emblématiques (1970-1990)

Les mobilisations écoféministes ont commencé dans les années 1970 et sont contemporaines d’autres mouvements d’activisme environnemental, comme le mouvement de justice environnementale (luttes contre les inégalités écologiques, parties du constat que les populations racisées et pauvres sont les plus touchées par les problèmes de pollution) ou les Women’s land (communautés rurales de femmes lesbiennes aux États-Unis).

Même si la crise environnementale n’épargne personne, les enjeux ne sont pas les mêmes entre pays dits du Nord et pays dits du Sud : on retrouve cette polarité dans les mouvements de protestation écoféministes. Dans les pays dits du Sud, les luttes ont concerné la conservation des milieux naturels parce que la dégradation de ces derniers avait des conséquences directes sur les conditions de vie des femmes. Dans les pays dits du Nord, la course aux armements nucléaires déclenchée par la guerre froide a fait planer une menace de guerre atomique à l’origine de mouvements pacifistes de luttes antinucléaires.

Chipko movement, Inde, 1973-1980

Le mouvement Chipko est un mouvement pour la conservation des forêts en Inde qui a émergé dans les années 1970. La première action du mouvement Chipko a eu lieu en 1973 dans le village Mandal situé au nord de l’Inde (État de Uttarakhand), dans l’Himalaya : les villageois·es se sont opposé·es à l’exploitation à des fins commerciales des forêts de Mandal en encerclant les arbres afin d’empêcher leur coupe. Le mouvement s’est ensuite étendu dans d’autres villages et dans d’autres régions, de façon horizontale, sans leader défini·e. La déforestation en Inde est un enjeu majeur, en particulier dans les états montagneux. La disparition des forêts est très clairement une question de survie. En effet, les conséquences de la déforestation dans l’Himalaya sont sans appel : érosion des sols, inondations, perte de la première source alimentaire…

Le mouvement Chipko ne s’est pas défini comme étant écoféministe mais il fait partie de l’imaginaire de ces luttes et est cité par de nombreuses autrices écoféministes parce qu’il est antérieur aux mouvements de protestation antinucléaires dans les pays du Nord (voir Women’s Pentagon action et Greenham Common ci-dessous) et que Vandana Shiva, activiste écoféministe, est devenue l’une des ses porte-paroles célèbres.

30 ans après : réunion des survivantes de la première action du mouvement Chipko dans le village Reni en 1974. Ces femmes constituèrent de petits groupes de surveillance afin de garder un œil sur les bûcherons jusqu’à ce que le gouvernement soit contraint de mettre en place un comité qui recommanda une interdiction de dix ans d’abattre commercialement des arbres dans le bassin d’Alakananda. Crédits Mouvement Chipko.

« Les femmes, bien sûr, avaient toujours été l’épine dorsale du mouvement Chipko et pour elles la lutte avait toujours porté sur la défense d’une forêt vivante, naturelle. Mais dans les premiers temps, lorsque la lutte avait pour but la suppression des entrepreneurs forestiers non locaux, l’intérêt commercial local avait également fait partie intégrante de la résistance. Une fois que les entrepreneurs privés non locaux se furent retirés et qu’un organisme gouvernemental (la Société pour le développement des forêts) commença à travailler avec des entrepreneurs locaux ainsi que des coopératives forestières, les femmes continuèrent à lutter contre l’exploitation des forêts. […] Les agents forestiers arrivèrent à intimider et à effrayer les femmes et les militantes de Chipko, mais ils trouvèrent ces femmes tenant des lanternes allumées en plein jour. Intrigué, un forestier leur demanda quelle était leur intention. Les femmes lui répondirent : “Nous sommes venues vous enseigner la foresterie”. Il rétorqua : “Vous êtes folles, comment pouvez-vous connaître la valeur de la forêt, vous qui en empêchez l’abattage ? Savez-vous ce que contiennent les forêts ? Elles génèrent du profit, de la résine et du bois.” Et les femmes chantèrent immédiatement en chœur en retour : “Que contiennent les forêts ? Le sol, l’eau et l’air pur. Le sol, l’eau et l’air pur. Elles contiennent la terre et tout ce qu’elle porte. »

– Extrait du texte de Vandana Shiva, Étreindre les arbres [1]

Green Belt movement, Kenya, 1977 à aujourd’hui

Le Green Belt movement, littéralement le « mouvement des ceintures vertes », est né en 1977 au Kenya. Contrairement aux autres mouvements présentés ici, le Green Belt movement n’a pas émergé à la suite de contestations sociales, mais a été fondé par une élite, et en particulier une écoféministe et biologiste du nom de Wangari Maathai. Dans les sociétés kenyanes, les femmes ont traditionnellement la charge de collecter le bois, le fourrage pour les animaux et de nourrir les membres du foyer [2].

La déforestation a un impact direct sur ces activités : la destruction des forêts entraîne un éloignement des sources de nourriture, de combustible et de fourrage et donc une dégradation des conditions de vie des femmes kenyanes qui doivent aller chercher ces ressources de plus en plus loin. En 1977, Wangari Maathai devint membre du Conseil national des femmes du Kenya (CNFK) et proposa de planter des arbres afin de créer des ceintures vertes autour des villages et des villes pour répondre aux principaux problèmes des Kenyanes. Le Green Belt movement était né. La démarche du Green Belt movement n’a pas été d’imposer une méthodologie mais de travailler avec les populations de femmes rurales, en apprenant d’elles et en les mettant au centre de la mise en œuvre du programme.

Aujourd’hui, plus de 51 millions d’arbres ont été plantés, de nombreuses communautés ont été impliquées et les femmes sont toujours au centre du processus  ce sont elles, principalement, qui gèrent les ceintures vertes. Le Green Belt movement a réussi à faire naître un mouvement social et ne s’est pas cantonné à être un programme d’aide au développement. La fondatrice du mouvement, Wangari Maathai, a été la première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la paix en 2004.

De gauche à droite : (1) Pépinière d’arbres du mouvement Green Belt (2) Wangari Maathai à la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix en 2004. Crédits Green belt movement.

« Ça fait 30 ans maintenant que nous avons commencé ce travail [au sein du Green Belt movement]. Les activités qui détruisent l’environnement et les sociétés continuent sans relâche. Aujourd’hui, nous sommes face à un défi qui nécessite un changement de paradigme, de façon à ce que l’humanité arrête de menacer le système qui la fait vivre. Nous sommes appelé·es à soutenir la Terre pour lui permettre de guérir de ses blessures, et dans ce processus, guérir nos propres blessures – afin d’embrasser l’ensemble du vivant dans toute sa diversité, sa beauté et ses merveilles. Ceci pourra être réalisé si nous ressentons à nouveau le besoin d’appartenir à une plus grande famille, la famille du vivant, avec laquelle nous avons partagé notre processus évolutif. Au cours de l’histoire, l’humanité sera appelée à élever sa conscience, sa grandeur morale. Il y aura un moment où nous aurons à nous débarrasser de nos peurs et à nous donner de l’espoir. Ce moment est arrivé. »

– Extrait traduit du discours de Wangari Maathai lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix en 2004 [3]

Women’s Pentagon Action, Etats-Unis, 1980

En 1980, 2 000 femmes ont encerclé le Pentagone (quartier général du département de la défense des États-Unis) en protestation contre la course à l’armement nucléaire. Plus qu’une manifestation, cette action a été une véritable performance en quatre temps avec des marionnettes géantes, des fils de laine, des chants…

Première étape, le deuil : les femmes ont construit un cimetière sur la pelouse devant le Pentagone pour rendre public leur chagrin et se souvenir des victimes de la guerre.

Deuxième étape, la colère : alors que la marionnette rouge de la colère se déplaçait dans le cimetière, les femmes commencèrent à crier « Honte, honte, honte » en montrant le Pentagone.

Troisième étape, l’empowerment mené par la marionnette jaune, les femmes se sont séparées et ont encerclé le Pentagone.

Et enfin, dernière étape, le défi : une action de désobéissance civile où certaines femmes ont bloqué les entrées du Pentagone avec du fil tissé.

De gauche à droite : (1) Le deuil (2) La colère (3) Le défi / Crédits Diana Mara Henry

« Nous nous réunissons au Pentagone le 16 novembre parce que nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète, notre Terre et pour la vie des enfants qui sont le futur de notre humanité… Nous sommes venues pour pleurer, hurler et défier le Pentagone parce qu’il est le lieu de travail de la puissance impériale qui nous menace tou·tes. Chaque jour, pendant que nous travaillons, étudions, aimons, les colonels et généraux qui planifient notre anéantissement entrent et sortent tranquillement par les portes situées sur ses cinq côtés… […] Nous voulons mettre un terme à la course aux armements. Plus de bombes. Plus d’effarantes inventions de mort. Nous comprenons que tout est connecté. Nous savons que la vie et le travail des animaux et des plantes ensemencent, réensemencent et habitent tout simplement cette planète. L’exploitation comme la destruction organisée d’espèces que nous ne reverrons jamais nous effraie et nous désole. »

– Extrait de la Déclaration d’unité de la Women’s Pentagon action tiré du texte de Ynestra King Si je peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution [1]

Greenham common, Angleterre, 1981-2000

Dans un contexte de guerre froide, l’OTAN décide en 1979 d’installer des missiles de croisière à tête nucléaire et des Pershing II (type de missiles balistiques) états-uniens dans plusieurs pays d’Europe au cours des années 1980. La base militaire de Greenham Common en Angleterre est l’une des bases concernées par les missiles nucléaires. En 1981, afin de protester contre le projet gouvernemental d’installation des missiles, des femmes implantent un campement de protestation pacifique, le camp des femmes pour la paix de Greenham Common, à proximité de la base militaire. Greenham Common sera occupé pendant 19 ans en non-mixité. Ce campement fut à l’origine de nombreuses occupations d’abord de bases militaires en Europe (Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Danemark), aux États-Unis et en Australie entre 1982 et 1986 en protestation contre le déploiement des missiles de croisière.

Les femmes de Greenham ont inventé des moyens d’actions directes non violentes inédits comme chanter des comptines, danser, pleurer, tisser des toiles d’araignée, se déguiser en nounours… [4] Une des actions les plus connues est celle de la danse des silos : à la veille du Nouvel An 1982, des femmes escaladèrent les clôtures et dansèrent pendant des heures sur les silos en construction destinés à contenir les missiles nucléaires. Ce qui a rassemblé les femmes à Greenham Common, c’est la peur : la terreur d’une possible guerre nucléaire et de toutes les conséquences qu’elle engendrerait pour les humain·es et la planète. Ces peurs n’étaient pas considérées seulement comme des problèmes privés, intimes, mais aussi comme des problèmes publics, partagés, qui pouvaient être affrontés ensemble.

Pins du camp des femmes pour la paix de Greenham Common. Crédits YourGreenham.

« Le camp de la paix des femmes de Greenham Common a offert la possibilité d’espérer et invité à penser que peut-être il était possible de changer le monde. En tous cas, au moins de se positionner de façon visible contre l’état de terreur nucléaire. S’emparer du postulat “Pas en mon nom” et l’utiliser pour créer des actions simples et fortes, partir d’une situation de cauchemars et du sentiment personnel d’une totale impuissance et acquérir un sentiment d’agentivité [agency]. Cela fut extrêmement émancipateur. »

– Extrait de l’ouverture d’Alice Cook au livre Des femmes contre des missiles [5]

Les théories écoféministes

L’écoféminisme recouvre une très grande diversité d’idées, on peut le voir comme une constellation d’approches très distinctes qui se recoupent ou non. Il n’y a donc pas de pensée unique ou unifiée mais différentes perspectives écoféministes.

« L’écoféminisme se réfère à une pluralité de positions. La raison tient à ce qu’il n’existe pas plus un seul écoféminisme qu’il n’existe un seul féminisme. Les positions écoféministes sont aussi diverses que les féminismes desquels elles tirent leur force et leur signification. »

– Karen J. Warren citée dans La Colonisation de l’écoféminisme par la philosophie, Julie Cook [1]

L’écoféminisme post-colonial

Cet écoféminisme met en relief le fait que la domination de la nature et des femmes est articulée avec une troisième oppression coloniale ou post-coloniale. Les écoféministes dans les pays du Sud dénoncent « l’héritage d’une domination coloniale qui a atteint leurs potentialités économiques et a souvent profondément dégradé leur environnement. » (Davis, 2006) [6] Cela fait écho à la révolution verte. Nom poétique désignant une politique de transformation des agricultures de pays du Sud, la révolution verte s’est pour la première fois développée au début des années 1940 au Mexique.

L’expérimentation a continué dans de nombreux pays (Amérique latine, Inde, Chine, pays d’Asie du Sud-Est…) durant tout le XXe siècle. La finalité de la révolution verte est l’augmentation de la production et de la productivité à travers plusieurs procédés tel que l’introduction de monoculture de céréales à haut rendement (surtout blé et riz), l’irrigation, la mécanisation et les intrants (incluant engrais, produits phytosanitaires et autres pesticides).

Cette révolution agricole est critiquée depuis les années 1990 notamment pour ses impacts sur l’environnement et la biodiversité, une critique formulée par l’écoféminisme post-colonial, qui ajoute également que cette politique de développement et de la mondialisation touchent plus durement les femmes. Tout d’abord, les femmes sont souvent exclues de la révolution verte puisqu’elles ne possèdent pas (ou rarement) de grandes exploitations et n’ont pas accès aux crédits (pour payer la coûteuse mécanisation). De plus, leurs activités agricoles traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau, agriculture familiale autosuffisante…) sont compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agraire.

Or, ces activités sont très importantes : ce sont souvent les femmes qui subviennent à la majorité des besoins alimentaires familiaux et les tâches traditionnelles effectuées par les femmes permettent la préservation de la biodiversité, à travers la domestication des semences et la sélection des variétés. Ces activités ne sont pas salariées, considérées comme du travail domestique, les produits de ces dernières entrant peu dans les circuits marchands et leur travail est invisibilisé dans les statistiques économiques.

Ainsi, les écoféministes post-coloniales, à travers leur actions, réclament la fin des dégradations environnementales et une justice sociale (comme le groupe Chipko, dont nous avons parlé plus haut, ou encore l’association Navdanya, créée par Vandana Shiva, qui se donne pour objectif, entre autres, de protéger la nature et d’aider les paysan·nes à garder le contrôle de leurs semences).

L’écoféminisme matérialiste

Un des textes fondateurs de cette théorie est le livre Écoféminisme de Mies et Shiva, traduit en français et publié en 1998. Maria Mies est une sociologue allemande et Vandana Shiva est, comme nous l’avons vu, une physicienne et activiste environnementale indienne. S’inscrivant toutes les deux dans le mouvement écoféministe, leur particularité est de penser que le capitalisme et le patriarcat sont deux systèmes ayant fusionné, donnant naissance au patriarcat capitaliste.

Les femmes et la nature sont victimes du despotisme patriarcal socio-économique et technologique de la société moderne caractérisée par le capitalisme financier et la mondialisation. Les autrices retracent l’histoire du patriarcat capitaliste et son émergence pendant la Renaissance européenne. C’est au XVe siècle que commence la colonisation du « Nouveau Monde », l’appropriation des terres américaines et l’expansion commerciale. Sur le continent européen se déroule la « chasse aux sorcières » durant laquelle l’Église catholique persécute les femmes, notamment celles détenant des connaissances médicales.

Le capitalisme et le patriarcat sont deux systèmes ayant fusionné, donnant naissance au patriarcat capitaliste.

Parallèlement, les notions occidentales de rationalité, de liberté et de bonheur se pensent à travers le progrès, lui-même perçu comme un processus ininterrompu d’émancipation de la nature. Ces notions vont être les moteurs des révolutions scientifiques et industrielles européennes, terreau du capitalisme. Dans The Death of Nature (1980), Carolyn Merchant démontre qu’à partir du XVIIe siècle, la nature, alors antérieurement perçue comme vivante et fertile, est dévitalisée et ses ressources considérées comme exploitables à l’excès, suite aux changements scientifiques qui mécanisent et rationalisent la perception du monde. Le patriarcat capitaliste oppose et hiérarchise la nature et culture : la culture est considérée supérieure à la nature et elle se développe sur la mort de la nature.

L’homme blanc, produit de la culture, deviendrait supérieur à la nature (qui comprend la terre, les femmes, les peuples colonisés) et celle-ci doit être subordonnée. Merchant (1980) met en évidence l’assimilation des femmes à la nature par les penseurs de la Renaissance et souligne l’utilisation par ces derniers (notamment Bacon) de discours violents, et de métaphores sexuelles (« violer la nature »).

Pour Mies et Shiva, dans le patriarcat capitaliste les femmes sont assujetties. Ariel Salleh (1996) avait déjà mis en évidence que, tout comme la nature, les femmes étaient considérées par le capitalisme comme des externalités économiques et étaient exploitées sans rétribution. En effet, bien qu’actrices nécessaires à l’activité économique et au fonctionnement de la société (par exemple dans les soins des enfants, des personnes âgées, des malades), le travail des femmes a été rendu invisible et gratuit (tout comme celui de la nature). Salleh montre que la liberté des femmes et le respect de la nature sont des enjeux de pouvoir sexués. Théorie reprise par Mies et Shiva pour qui les femmes n’ont rien à retirer de cette logique sinon à être dominées et à être témoins de la destruction de la nature. Elles appellent toutes les femmes à prendre conscience de cette situation et du fait qu’elles sont l’élément permettant de contrer cette destruction. Pour les écoféministes matérialistes, seule une révolution sociale pourra détruire les systèmes qui nourrissent et justifient les oppressions.

L’écoféminisme spiritualiste

Tout comme l’écoféminisme comprend des pensées variées, l’écoféminisme spiritualiste est lui aussi multiple [7]. Depuis les années 1970, les écoféministes ont proposé des critiques radicales sur la religion et repensé le sacré.

Pour beaucoup d’écoféministes spiritualistes, la crise écologique est sociale, politique, économique, technique et aussi spirituelle [8]. Comme nous l’avons vu plus haut, les valeurs rationalistes et scientifiques ont rendu la culture supérieure à la nature : le lien entre la terre et les être humains est brisé.

L’apport des écoféministes spiritualistes est de souligner que les racines de ce système de pensée se situent dans les religions monothéistes et leur vision dualiste et hiérarchique. Ces dernières s’établissent sur des rapports de domination êtres humains-nature et hommes-femmes. Avec ces religions, la spiritualité a été placée à l’extérieur de la nature et c’est ce dualisme spirituel/matériel (Plaskow, 1993) qui est critiqué. La terre est perçue sans valeur et sans but : la planète n’est pas considéré comme « proper home » [8] ni source du vivant.

Dieu et les êtres humains y sont des étrangers, de passage pour un temps limité. Les écoféministes spiritualistes critiquent également l’aspect patriarcal et oppressif de ces religions. Tandis que l’homme est apparenté à Dieu, les femmes sont uniquement présentées comme des pécheresses quand elles ne sont pas des mères ou des servantes. Les femmes et la nature sont toutes les deux dévalorisées. Les écoféministes invitent à repenser le lien entre les êtres humains et la planète ainsi qu’à prendre soin de celle-ci.

Si certains courants de l’écoféminisme spiritualiste s’inscrivent dans les religions monothéistes, d’autres s’ancrent dans des différentes formes de croyances, animistes ou polythéistes, qui célèbrent la nature comme divinité assexuée. D’autres militantes, à l’instar de Starhawk, s’inscrivent dans un mouvement (éco)féministe néopaïen. Ce dernier est centré autour d’une déesse pré-indoeuropéenne immanente, dont les membres effectuent des rites et se nomment elles-même sorcières, en héritage des femmes persécutées et tuées sous l’Inquisition. Ce néopaganisme se veut plus une remise en cause du patriarcat monothéiste qu’une réactivation d’une croyance disparue. Ces écoféministes cherchent à se réapproprier [reclaim] leur histoire, à prendre conscience de la misogynie et de la violence de la culture judéo-chrétienne, à en sortir ainsi qu’à se donner du pouvoir (dans le sens « empowerment ») [1].

Les perspectives queer « eco-queer »

Cette approche est la plus récente. Si les écoféministes ont mis en avant l’importance du facteur genre dans la domination de la nature et des femmes, les auteurices queer soulignent que la sexualité ne peut être distinguée du genre (les deux étant intrinsèquement liés). Leurs analyses explorent donc la relation nature-sexualité et les constructions sociales autour de ces deux catégories.

L’écoféminisme a dénoncé et rejeté les dualismes et reconnaît les hommes et les femmes comme part égale de la nature et de la culture. La perspective écoféministe queer se fonde sur cette déconstruction et dénonce l’oppression des sexualités non hétéronormées. Des penseureuses écoféministes queer ont mis en avant deux autres dualités du système de pensée dualiste et hiérarchique occidental : hétérosexualité/queer et raison/eros (dans le sens rapport personnel et émotionnel du corp). Ces dualismes prennent naissance dans la religion chrétienne où la sexualité va à l’encontre de la rationalité et a pour seul but la procréation. Tout autre but était considéré comme anormal et réprimé. Greta Gaard, dans Toward a Queer Ecofeminism (1997) [9], souligne que la perspective queer permet donc de compléter l’écoféminisme à travers l’examination d’autres dualismes.

Inversement, l’écoféminisme permet d’analyser comment les personnes queer ont été féminisées, érotisées, animalisées et naturalisées au sein d’une culture qui dévalue les femmes, les animaux et la nature. Dans Unnatural Passions?: Notes Toward a Queer Ecology (2005), Catriona Mortimer-Sandilands montre comment, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la science biomédicale a biologisé et construit des catégories normatives de la sexualité.

L’écoféminisme a dénoncé et rejeté les dualismes et reconnaît les hommes et les femmes comme part égale de la nature et de la culture.

Par exemple, l’homosexualité avant le XIXe siècle était perçue comme une pratique et devient, pendant cette période, une identité de groupe, dont les racines sont biologiques. Les sexualités des personnes queers sont alors considérées comme « contre-nature », dans une époque influencée par le darwinisme, contrairement aux rapports hétérosexuels à but procréatif. Des propos contradictoires si on repense à la supériorité de la culture sur la nature dans les sociétés occidentales ainsi que la domination de la terre par ces dernières.

La fin du XIXe siècle voit également l’aménagement d’espaces verts publics et de parcs nationaux, notamment en Amérique du Nord. Catriona Mortimer-Sandilands montre la dynamique sexiste, raciste et homophobe qui régit ces constructions. En effet, les villes sont pensées comme des lieux immoraux, du fait des populations non-européennes qui y vivent et des pratiques homosexuelles qui y ont lieu. Les parcs sont alors pensés comme des espaces hétérosexuels, permettant de réguler les comportements urbains immoraux. Le lien pensé entre homosexualité et ville aura un impact important sur les espaces queers et naturels aux États-Unis. Catriona Mortimer-Sandilands cite notamment la Donation Land Claim Act (1850), dont le but était le développement d’installation de couples mariés hétérosexuels procréatifs sur les terres d’Oregon (les femmes seules n’y étant pas éligibles).

Quelques figures de l'écoféminisme

  • Starhawk (1951 - ) : activiste et écrivaine écoféministe néopaïenne se revendiquant sorcière. Elle a participé à de très nombreuses actions antinucléaires, est devenue activiste altermondialiste et anime aujourd’hui des formations et ateliers sur la permaculture. Elle est connue comme théoricienne du néopaganisme et est l’autrice de plusieurs livres, dont Rêver l’obscur, considérés comme fondateurs de l’écoféminisme. [1]
  • Vandana Shiva (1952 - ) : activiste et écrivaine écoféministe indienne. Elle est connue pour son combat pour une agriculture paysanne traditionnelle et biologique, et pour son engagement contre la brevetabilité du vivant et les OGM. Autrice de nombreux livres, elle se dit héritière du mouvement Chipko. Très connue des écoféministes états-uniennes, elle reçu le prix Nobel alternatif en 1993. [1]
  • Greta Gaard (1960 - ) : activiste et écrivaine écoféministe née aux États-Unis. Elle est connue pour son travail sur les liens entre théories queer, écoféminisme et véganisme. Elle est l’autrice de nombreux articles sur l’écoféminisme. Elle est co-fondatrice du parti des Verts du Minnesota.
  • Ariel Salleh (1944 - ) : sociologue et activiste écoféministe australienne. Co-organisatrice du mouvement contre l’exploitation de l’uranium en Australie à la fin des années 1970, elle a participé à fonder le parti des Verts australien. En 1992, elle a pris part au sommet de la Terre de Rio en tant que membre de l’ONG Women’s Environment and Development Organization. [1]

La principale critique de l’écoféminisme : l’essentialisme

En rapprochant les femmes de la nature et en affirmant l’existence d’un lien privilégié femmes-nature (justifié, par exemple, par les capacités de reproduction des femmes), certaines écoféministes ont été critiquées comme étant essentialistes. L’essentialisme est l’idée selon laquelle un sujet donné possède des caractéristiques de part son essence. Dans une perspective essentialiste, les hommes et les femmes diffèrent par essence car iels ont des caractéristiques biologiques différentes (et donc il n’y a pas de distinction entre sexe et genre). L’essentialisme s’oppose au constructivisme qui stipule que les identités ne sont pas innées mais construites par un contexte social et culturel complexe.

Les critiques de l’écoféminisme ont tout d’abord émergé à l’intérieur même du mouvement. En effet, les écoféministes matérialistes (social ecofeminist en anglais), qui basent leurs analyses du système patriarcal capitaliste sur le constructivisme, rejettent les écoféministes spiritualistes (cultural ecofeminist en anglais) qui vivent l’oppression comme une crise spirituelle et qui y ont répondu en instaurant une culture et une spiritualité spécifiquement fondées sur les femmes [10]. Certaines écoféministes matérialistes considèrent que les écoféministes spiritualistes rendent le mouvement incohérent et contradictoire. Cette disqualification des écoféministes spiritualistes porte tout aussi bien sur le fond (elles renforcent les liens femmes-nature et par conséquent renforcent l’essentialisation des femmes) que la forme (elles utilisent des modes d’expression peu conventionnels comme la poésie, la spiritualité).

Cependant, l’essentialisme de l’écoféminisme spiritualiste peut être vu comme stratégique. En effet, revendiquer l’identification des femmes vis-à-vis de la nature a permis aux écoféministes spiritualistes de s’affranchir du dualisme nature/culture en proposant une culture de femmes faisant partie de la nature. Les écoféministes spiritualistes reconnaissent la construction d’une notion essentialiste des femmes ayant servi à légitimer leur subordination mais, au contraire des écoféministes matérialistes, elles cherchent à se réapproprier cette identification plutôt qu’à la déconstruire.

Les tensions essentialistes/constructivistes sont bien connues des féministes et ne sont pas propres au mouvement écoféministe. L’utilisation du concept essentialiste de « femme » s’accompagne d’un effacement des différences entre les femmes [10] en particulier des différences liées à la race, la classe sociale ou l’orientation sexuelle. Toutefois, décrédibiliser un ensemble de positions à l’intérieur de l’écoféminisme à cause de l’utilisation de l’essentialisme fait perdre de sa force au mouvement alors que le double objectif est le même : la fin de l’oppression des femmes et de l’exploitation de l’environnement.

L’écoféminisme en France

Même si le terme a été inventé par Françoise d’Eaubonne, l’écoféminisme n’a pas eu beaucoup de succès en France. Françoise d’Eaubonne animait le groupe Écologie et féminisme au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF) et a fondé l’association Écologie-féminisme en 1978. Cependant, elle avait une position marginale et était perçue comme radicale dans les mouvements militants. Dans les années 1970, les écologistes étaient majoritairement des hommes.

Quant aux féministes françaises, elles étaient dans leur majorité matérialistes et s’intéressaient peu à la question écologique, se concentrant sur l’immédiateté des droits à obtenir pour les femmes (comme le droit à l’avortement). De plus, la France était moins concernée que d’autres pays européens par les luttes antinucléaires car aucun missile états-unien ne devait être implanté sur le sol français. La dimension spirituelle de l’écoféminisme a aussi été à l’origine de son rejet à cause « d’une certaine tradition de gauche anticléricale » française [1]. Il faudra attendre la traduction du livre de Shiva et Mies dans les années 1990 pour qu’on reparle d’écoféminisme [11].

Aujourd’hui, plus de trente ans après les premiers mouvements écoféministes, nous pouvons voir les militantes comme des hippies qui croyaient en leurs utopies. Pourtant, face à l’urgence et à l’inévitabilité de la crise environnementale, nous cherchons des solutions et des alternatives au système actuel. Même si l’activisme écoféministe n’est plus aussi prolifique que par le passé, nous sommes les héritier·es de l’ensemble des écrits écoféministes. (Re)découvrir l’écoféminisme est une expérience bouleversante pour quiconque cherche une bouffée d’air dans un climat anxiogène de réchauffement climatique, de pollutions, de perte de la biodiversité et d’extinction(s). L’écoféminisme peut nous donner de l’espoir, nous faire réfléchir et nous dire qu’un autre monde est possible.

« La plupart des actions directes écoféministes visent à subvertir et à résister aux institutions politiques, aux structures économiques ainsi qu’aux activités quotidiennes qui vont à l’encontre des intérêts de la vie sur Terre. Une grande partie de l’écoféminisme théorique et académique cherche à identifier, critiquer et vaincre les cadres idéologiques et les modes de pensée dualiste et hiérarchique des valeurs qui approuvent la dégradation écologique et l’oppression des femmes. Plus encore, l’écoféminisme vise à produire des formes différentes, non dominantes, d’organisation sociale et d’interaction entre la nature et l’humain. » 
– Extrait du texte d’Elizabeth Carlassare  [10]

Pour aller plus loin

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Entretiens d’Émilie Hache

Articles vulgarisés en français

Articles théoriques en français