
Autrices, comédiennes, metteuses en scènes, costumières, créatrices lumière, etc., ces femmes évoluent dans un milieu qui, comme beaucoup, reflète les oppressions systémiques de la société. Dans cette série d’articles, nous voulons célébrer leur travail et vous le faire découvrir.
La première fois que j’ai vu Norah Krief sur scène, c’était en 2007, alors qu’elle interprétait Cordélia et le Fou dans le Roi Lear, de Shakespeare, mis en scène par Jean-François Sivadier. J’ai tout de suite été estomaquée par son talent, complètement happée par son interprétation juste, sensible et forte. Récemment, j’ai eu le plaisir de la rencontrer et je vous livre donc aujourd’hui le premier portrait de cette série.
Norah Krief est actuellement en pleine tournée pour son spectacle Al Atlal, chant pour ma mère. Il raconte l’exil de ses parents, juif·ve·s tunisien·ne·s venu·e·s s’installer en banlieue parisienne dans les années 1970, leurs difficultés à s’intégrer et sa place à elle, difficile, au milieu de tout cela. Elle a rejeté la culture de ses parents et la langue arabe pendant très longtemps.
« J’écris la perception qu’avait l’enfant que j’étais à 9 ans, du quotidien avec des parents en équilibre sur deux mondes, qui avaient une façon de vivre totalement différente des français·e·s de cette époque-là.
J’ai éperdument mis à distance leur culture et leur univers. Ma mère faisait le café tunisien à la cardamome avec la zezoua, dans le jardin, sur le braséro, moi j’avais honte. Et donc je raconte cette histoire-là. Elle écoutait sans cesse une chanson d’Oum Kalthoum, Al Atlal. « Al Atlal », les ruines en arabe, raconte la perte d’un amour perdu, et pour ma mère, cet amour c’était la Tunisie. [...] Aujourd’hui je réalise ce que ma mère éprouvait à l’époque, une nostalgie terrible et en même temps très joyeuse. Elle sifflotait dans le jardin, elle avait l’air détendue mais elle avait un pincement au cœur, elle était écartelée entre un couscous et une béchamel. J’ai décidé de chanter cette chanson, sa chanson, en arabe, entièrement. »
Extrait d’Al Atlal, chant pour ma mère avec Norah Krief, accompagnée de Yousef Zayed (oud) et de Frédéric Fresson (le chant à partir de 8 minutes 18).
Des souvenirs me reviennent : ma sœur me dit : « Mais toi tu ne connais pas la Tunisie, tu es juste née en Tunisie, tu es arrivée en France tu avais à peine 2 ans ». Elle me dit : « Moi je suis nostalgique de la Tunisie, je suis arrivée en France, j’avais 13 ans ». Je lui dis : « Vous avez vécu l’exil et moi je vous ai vu·e·s vivre en France comme si on était en Tunisie.
Norah Krief a grandi avec le théâtre. Au début des années 1990, elle rencontre Eric Lacascade et Guy Alloucherie du Ballatum Théâtre, une compagnie avec qui elle travaille des années durant. Elle y joue Marivaux, Shakespeare, Tchekhov… Puis Norah Krief rejoint Jean-François Sivadier, qui crée pour elle l’un des personnages d’Italienne avec orchestre. Elle cite aussi son travail avec Yann-Joël Collin et notamment son Henri IV à Avignon, où elle chante pour la première fois les si beaux Sonnets de Shakespeare. De rencontre en rencontre, elle était au mois d’octobre au festival Effervescences à Clermont-Ferrand avec Johanny Bert pour une performance intitulée La Traversée. Norah Krief a récemment créé sa propre compagnie, « Sonnets », pour mener à bien les projets artistiques qu’elle initie.
Si Norah Krief est une excellente comédienne sur scène, il faut savoir qu’elle pratique aussi le chant. En 2000, elle découvre les Sonnets de Shakespeare :
« Seize sonnets de passion amoureuse brute, d’insatisfaction constante, de démesure, de radicalité et d’intensité, que j’ai fait traduire par Yann-Joël Collin et qui ont été mis en musique par Frédéric Fresson. »
Après les Sonnets, elle chante Louise Labbé, François Morel, des chants de lutte. Cependant, elle explique qu’il lui est aujourd’hui difficile de trouver un terrain de diffusion qui mêle le théâtre et la musique.
Les Sonnets de Shakespeare avec Norah Krief, Philippe Floris, Frédéric Fresson et Philippe Thibaul.
« Je ne suis pas une artiste politisée, je n’ai pas l’impression de faire des projets politiques, ni militants, néanmoins chaque acte artistique est un acte engagé. »
Pour Norah Krief, l’engagement artistique n’est pas une leçon de morale ou de politique mais la création d’un moment de questionnements, de réflexion. Il s’agit de libérer une parole, de créer un espace de solidarité : « Quand je m’engage dans un projet, j’ai toujours l’impression que c’est quand même politique quelque part », m’explique-t-elle. Dans la Revue rouge, il est question de politique puisque chaque chant est un chant révolutionnaire, un chant de lutte. Le « rouge » est par essence politique : c’est le communisme. Mais dans ce spectacle, il s’agit avant tout de raconter l’Histoire, de se remémorer des événements passés : « Je raconte ça comme ça, mais sans donner de leçon de morale, parce que d’ailleurs tous ces mouvements n’ont pas forcément abouti à des démocraties, à des libertés ; ils ont parfois abouti à des goulags, à la tyrannie, etc. C’est juste de l’Histoire. »
Norah Krief qui interprète un extrait de la Revue rouge dans le live de la Matinale de France Musique.
Je pense que tout travail artistique demande un engagement extrême : l’engagement, il est là, dans le travail, dans l’endroit où l’on va, que ça soit la peinture, le cinéma, le théâtre, la danse, tout. C’est de l’art. L’engagement à 100 % de son corps, de son esprit, de sa poésie, de tout ce qu’on donne, qu’on peut donner. [...] Tout ce que je sais, c’est que j’ai des convictions et que, sur un plateau, je suis engagée dans un endroit qui est le mien, qui peut réveiller, qui peut transformer les gens, qui peut les questionner. Ça, c’est de la politique, c’est une façon de faire de la politique.
Avec Al Atlal, chant pour ma mère, elle s’engage aussi en ouvrant un espace de parole avec le public. Au-delà des leçons historiques, la création d’un espace où on se sent légitime et en sécurité pour s’exprimer, c’est déjà politique. Libérer la parole est un acte fort.
J’ai demandé à Norah Krief quelles sont les figures féminines qui l’inspirent. Oum Kalthoum évidemment, qui est importante tant dans le domaine artistique que dans le domaine politique au Moyen-Orient, qui « invitait les femmes à retirer leur voile si elles le souhaitaient pendant son concert en 1970 ». Elle cite Barbara, « gigantesque » ; Édith Piaf, ses chansons d’amour et de deuil amoureux, « une allure incroyable, tout en noir, immobile ». Simone Veil aussi, « résistante rescapée, et une grande énergie pour construire l’Europe malgré tout, pour défendre les droits des femmes à disposer de leur corps ».
Depuis une trentaine d’années, Norah Krief offre sa force théâtrale au public. On imagine aisément des centaines de représentations, et de nombreux souvenirs magnifiques. Mais si elle ne devait en choisir qu’un ?
« Il y en a beaucoup, heureusement il y en a beaucoup. Finalement, mon histoire est très reconnaissable chez chacun·e de nous. Ça me plaît beaucoup d’entendre ce petit rire ou ce petit gloussement, parce que je sens que cette personne s’est reconnue dans ce que je dis, bien qu’elle n’ait pas la même histoire que la mienne. C’est ça, les grandes expériences de théâtre : c’est, tout à coup, quand on entend dans le silence, même un mouvement de rumeurs, de connexions, c’est extraordinaire, c’est la plus belle chose qui puisse arriver. Le silence, l’écoute : c’est ça, les grandes expériences de théâtre. Je me rends compte que ma propre histoire rebondit de façon assez belle finalement, aux moments que j’aime ; c’est une grande expérience. »
Interview de Norah Krief dans le cadre de l’émission La Règle du jeu lors du Festival d’Avignon 2017.
Norah Krief : « J’ai complètement rejeté la culture de mes parents », par Hadrien Volle, le 2 octobre 2017, en ligne sur Sceneweb.
Podcast avec Norah Krief, Frédéric Fresson et Philippe Labro pour l’émission Ping Pong de France Culture ( à partir de 6 mn 45).
Norah Krief : le bonheur sur les planches, par Fabienne Darge pour Le Monde, publié le 5 octobre 2009.
Al Atlal, chant pour ma mère :
jusqu’au 23 décembre 2017 au TNP de Villeurbanne (69), relâche le 18 décembre
du 18 au 21 janvier 2018 à la Comédie de Clermont-Ferrand - Scène Nationale (63)
du 28 au 29 mars 2018 au Théâtre Sorano à Toulouse (31)
du 4 au 6 avril 2018 à la Comédie de Béthune (62)
Le Malade imaginaire, mis en scène par Michel Didym :
du 26 au 31 décembre 2017 au Théâtre Déjazet à Paris (75) – spectacle sur tout le mois de décembre avec une distribution alternée.