
Autrices, comédiennes, metteuses en scènes, costumières, créatrices lumière… ces femmes évoluent dans un milieu qui, comme beaucoup, reflète les oppressions systémiques de la société. Dans cette série « Femmes de théâtre », nous voulons célébrer leur travail et vous le faire découvrir. En 2014, je décidais sur un coup de tête de me rendre à la générale [1] de Henry VI, mis en scène par Thomas Jolly, au Théâtre national de Bretagne. Le spectacle durait 18 heures (entracte compris) et je n’ai pas été déçue une seule seconde. Le travail autour des costumes m’avait notamment énormément impressionnée. C’est toujours avec ces images gravées dans mon esprit que j’ai eu la chance de rencontrer Sylvette Dequest, costumière sur ce spectacle, et sur tant d’autres.
« Le métier de costumier·e, c’est pas de faire forcément ce qu’on a envie de faire. On est au service d’un projet, d’un texte, d’un·e metteureuse en scène. »
Sylvette Dequest m’explique que le travail commence idéalement très en amont des premières répétitions. Des réunions sont organisé·es avec læ metteureuse en scène, læ scénographe (la personne qui crée les décors), et les autres personnes qui vont être créateurices de l’univers du spectacle. Avant le début de ce travail, elle lit aussi le texte de la pièce, et va au-delà, en faisant des recherches sur l’auteurice, son époque et son œuvre.
« En général je pars de l’époque du texte et après j’essaye de mettre mon grain de sel avec des documents qui me parlent, qui ne parleront pas forcément à læ metteureuse en scène, mais qui, personnellement, me racontent quelque chose. Si ça tombe bien avec le goût de læ metteureuse en scène, on part là-dessus. Ce qui est difficile, c’est qu’il y a des metteureuses en scène qui donnent assez peu d’indications, donc il faut un peu aller chercher dans leur tête ce qu’ils ne savent pas elleux-mêmes […]. Pour moi, c’est toute la difficulté du métier ça, d’arriver à aller décrypter. »
Au premier plan, Henry VI, en arrière-plan la reine Marguerite. Photographie du spectacle « Henry VI » de la Piccola Familia, crédits : Nicolas Joubard.
« Je suis très friande d’images. Avant qu’il n’y ait Internet j’achetais beaucoup de journaux et j’ai toujours des dossiers d'images. Ça pouvait être n’importe quoi, Libération, des prospectus, une image qui me parle… Après j’ai beaucoup de livres sur la mode, l’histoire du costume, la photographie. Et du coup avant Internet je feuilletais tous mes dossiers […] et j’allais à la bibliothèque et voilà, c'était mes influences. Aujourd’hui je ne vais plus en bibliothèque, je trouve ça vraiment dommage, mais je regarde toujours mes images […] et il y a quand même des images que j’aime toujours autant, qui me touchent. »
Mais au-delà des contraintes et visions artistiques, il y a la contrainte du budget, qui n’est pas négligeable car, dans le milieu du spectacle vivant, les budgets de production sont de plus en plus menus, même s’ils restent beaucoup plus importants à l’opéra que dans le théâtre.
« Le budget est hyper important parce que ça détermine aussi la façon de travailler. Il y a plein de spectacles où j’ai tout fait : j’ai fait la création, j’ai cousu, j’ai tout, tout fait. Et d’autres où j’ai pu embaucher, faire travailler des gens, des fois où j’ai pu avoir une assistante qui m’aide dans tout ça. À l’opéra, on a forcément un atelier avec des gens très compétents. Mais en fait le métier de costumier·e, c’est tout ça à la fois, et de toute façon le propos reste le même : peu d’argent ou beaucoup d’argent, il faut arriver à un résultat qui serve le projet, qui plaise à læ metteureuse en scène, que les comédien·nes soient content·es. »
À l’opéra, on revêt les costumes lors de ce que l’on appelle la générale piano. Ce filage (une répétition sans interruption) arrive à la fin des répétitions entre læ metteureuse en scène et les interprètes, la veille de l’arrivée de l’orchestre. Au théâtre, la situation est différente : sur certaines créations, les comédien·nes ont les costumes, ou au moins une partie, très tôt. Il arrive même que l’on confectionne des costumes uniquement pour les répétitions, en attendant que ceux de représentation soient prêts, même si cela implique des contraintes de temps et de budget qui ne sont pas permises tout le temps, explique-t-elle.
La logistique du théâtre est différente de celle de l’opéra, qui est beaucoup plus lourde, et requiert notamment des habilleureuses. Cependant, Sylvette Dequest explique que cela serait parfois un gain de temps, car certains costumes ne permettent pas d’exécuter les mouvements prévus dans la mise en scène qui a été actée. Le travail des costumes peut aussi être très évolutif, explique-t-elle : les idées et besoins évoluant au cours des répétitions, elle s’est notamment retrouvée dans ce type de situation avec la compagnie Toujours après minuit pour le spectacle À vue, qui questionne le genre et l’identité. Mais cette évolution des costumes est plus difficile à l’opéra, où le temps de travail en amont est plus important. Des maquettes de costumes sont réalisées, puis envoyées à l’atelier. Les matières textiles étant achetées à ce moment-là, il est presque impossible de revenir en arrière, même si quelques modifications restent possibles. En tous cas, l’importance du costume dans le travail scénique n’est pas à débattre.
« Un·e comédien·ne qui est malheureuxe dans son costume, c’est pas possible, le costume, c’est ce qui l’aide à exister sur le plateau. […] Je trouve que le costume c’est vraiment hyper important, c’est ce qu’on voit le plus, presque plus que le décor, c’est pour ça que je trouve que ce n’est pas assez considéré. »
Au premier plan, Richard, fait duc de Gloucester, au second une armée. Photographie du spectacle « Henry VI », de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
Le personnage de Richard III. Photographie du spectacle « Richard III », de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
En 2017, Sylvette Dequest participe à la création de l’opéra Fantasio, dirigé par Laurent Campellone et mis en scène par Thomas Jolly. Elle crée notamment le costume du personnage de Fantasio, qui est l’un des costumes sur lesquels elle a préféré travailler.
« À chaque fois qu’elles [les interprètes de Fantasio] entrent dans ce costume, elles incarnent complètement le rôle. C’est vrai que c’est un costume qui parle. […] Je me souviens du premier essayage avec Marianne Crebassa qui a fait la création, et tout de suite elle a pris les gestes, les beaux gestes qu’il fallait pour ce Fantasio, c’était super. »
À gauche, le costume de Fantasio. Photographie du spectacle « Fantasio » de l’Opéra-Comique. Droits réservés : Pierre Grosbois.
Le travail de læ costumier·e commence donc bien en amont des répétitions, et le plus souvent, prend fin au moment de la première, même si des réajustements peuvent toujours arriver au fil des représentations, lors des changements d’interprètes notamment. Il arrive aussi, mais rarement, que læ costumier·e suive les tournées, quand le nombre de costumes est important et qu’il faut pouvoir organiser la logistique, et la transmettre aux habilleureuses sur place.
« J’ai fait mon travail et c’est très bizarre d’ailleurs parce que je sens toujours ce moment à la fois très joyeux, et à la fois c’est comme un deuil, on n’a plus besoin de moi. Je le sens même avec les comédien·nes, iels ont leurs costumes et tout et moi c’est fini. »
Photographie du spectacle « ¡Esmérate! » de la compagnie Toujours après minuit. Crédits : Brigitte Eymann.
« Je suis autodidacte. J’ai toujours aimé les matières, les tissus, j’ai toujours vu coudre autour de moi, ma grand-mère était giletière. […] J’ai commencé à faire des vêtements pour moi, je devais avoir 14 ans. J’ai toujours aimé ça. Quand j’étais petite je me souviens, je voulais me coudre des poupées, je voulais faire du volume, du coup j’ai toujours bricolé. […] Pendant longtemps j’ai fait du stylisme pour des journaux, c’est-à-dire que je proposais un thème et je le réalisais entièrement, je donnais les explications pour que ça puisse se refaire, c’était photographié et tout ça. J’ai fait des costumes pour des boîtes de pub, pour des salons, pour habiller des hôtesses en salade. Et puis petit à petit j’ai commencé à rencontrer des gens du théâtre. J’ai fait des costumes de ci, de là. Maintenant je ne fais plus que du costume, depuis les années 1990. J’ai arrêté tout le reste parce que c’était trop. Mais avec des hauts et des bas parce que c’est quand même un métier très précaire, il faut savoir ça. On est intermittent·tes, ça m’est déjà arrivé de me retrouver au RSA parce que j’avais pas fait mes heures [2], on peut galérer. Moi j’adore ce métier mais c’est pas facile non plus. C’est la précarité. »
Il existe peu de permanent·es au sein du milieu du costume, aucun·e sur leur création en tous cas, explique Sylvette Dequest. Les metteureuses en scène choisissent elleux-mêmes leurs équipes artistiques, il n’y a donc pas de permanence à ce niveau-là. Cela existe cependant au niveau de la réalisation des costumes, comme dans les ateliers de la Comédie-Française par exemple.
« On a des fidélités avec certain·es metteureuses en scène, par période. Moi il y a en a certain·es avec qui j’ai travaillé pendant des années, ça se termine parfois on ne sait pas trop pourquoi, parce qu’on a envie de changer et tout ça, mais on est jamais assuré de rien, ça c’est sûr, c’est le lot de l’intermittence. Et heureusement que l’intermittence existe. »
Les costumier·es, comme d’autres professions du spectacle vivant, oscillent entre des périodes chargées de travail, et des périodes plus vides comme l’été, où le travail se fait presque uniquement sur les festivals. C’est donc l’intermittence qui permet à ces professions de survivre, en compensant les périodes creuses où les heures de travail sont moindres. Les équipes artistiques vont et viennent donc selon les projets.
Photographie de Fantasio de l’Opéra-comique. Droits réservés : Pierre Grosbois.
« J’ai d’abord commencé par faire des costumes de théâtre et puis l’opéra est venu. […] Ce n’est pas différent au niveau de la création, sauf en effet qu’il y a plus de moyens et plus de monde. »
Sylvette Dequest a aussi travaillé dans le milieu de la danse, en lien avec Jean-Claude Galotta notamment, mais aussi pour des spectacles de rue, qui imposent encore des contraintes différentes aux costumes. Cependant, elle explique que si les travaux ont des contraintes très variées, sa vision du costume est toujours la même, réaliser un objet avec du sens, et qui permette à læ comédien·ne de se mouvoir sans problème : « Pour moi c’est pareil, c’est des costumes qui servent des personnages, qui servent une œuvre. »
Photographie du spectacle « À vue », de la compagnie Toujours après minuit. Crédits : Christophe Raynaud de Lage.
« C’est un métier très complet, à la fois du côté intellectuel, du côté technique, du côté humain parce qu’on rencontre plein de gens… […] C’est un métier très complet et complexe. […] C’est pas toujours simple, c’est pas toujours facile, il faut parfois batailler avec les prod[ucteurices]’ pour faire reconnaître notre travail. C’est pas facile mais en même temps c’est un métier très complet où on rencontre énormément de gens différents et puis les acteurices aussi, cette confrontation avec le corps, elleux, ce qu’iels sont… il y en a certain·es avec qui je suis devenue amie, d’autres que je ne reverrai jamais, mais ça c’est formidable aussi, c’est un privilège. Des gens, à la fois des super comédien·nes et des super personnes, ça fait du bien. »
« Henry VI, ça fait vraiment partie des choses que je ne peux pas oublier. On a fait ça dans des conditions assez incroyables, tout ça grâce à Thomas qui a fédéré toute cette équipe. On était une trentaine. »
Scène chez le Roi Louis XI. Photographie du spectacle « Henry VI », de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
Sylvette Dequest a donc participé à l’épopée Henry VI de la compagnie la Piccola Familia, qui a réuni une trentaine de personnes autour de la tragédie historique shakespearienne. Elle rencontre le travail de Thomas Jolly lorsqu’il présente Toâ au festival Impatience, qui permet de faire découvrir le travail de jeunes compagnies de théâtre contemporain.
« J’étais allée voir ce spectacle et j’avais adoré. Et puis j’avais vu dans la petite bible [3] qu’il n’y avait pas de costumier·e, donc j’avais envoyé une lettre en disant que j’avais beaucoup aimé son travail et que si un jour il cherchait une costumière, je voulais bien le rencontrer, et quelques mois après, Thomas m’a appelée. Au niveau esthétique on s’est vraiment bien trouvé·es. J’aime bien ce qu’il aime et il aime bien ce que j’aime. »
Thomas Jolly commence la production en 2009, mais la première du spectacle complet aura lieu en 2014 au Festival d’Avignon. Entre-temps, des épisodes ont été créés séparément, au fur et à mesure. La pièce compte 200 personnages, qui sont ici joués par 21 comédien·nes. Sur la première étape de travail, ce sont 8 heures de spectacle qui ont été créées, sur les 13 heures qui composeront le spectacle entier.
De gauche à droite : le duc d’Exeter, le duc Humphrey de Gloucester et Beaufort le cardinal Winchester. Photographie du spectacle « Henry VI » de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
Face au manque de moyens, Sylvette Dequest a dû faire preuve de toute son ingéniosité et sa force créatrice, pour créer beaucoup et rapidement. Entre Emmaüs et Décathlon, ainsi que les fonds de costumes de plusieurs théâtres partenaires, elle repère des pièces qu’elle arrange, customise, assemble, pour donner le résultat que vous pouvez voir dans le spectacle : « En un mois j’ai sorti [des costumes] pour faire 8 heures de spectacle. »
La Reine Marguerite tenant dans ses bras la tête du comte de Suffolk. Photographie du spectacle « Henry VI », de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
« On a quand même été très restreint·es par la production qui était petite, mais le résultat est formidable. Je ne dis pas à quel point on avait peu de moyens, ce n’est pas bien, ça veut dire qu’on peut faire très très bien avec pas grand-chose. […] Je suis très fière d’avoir fait ça avec ce qu’on avait. »
Outre la création artistique en elle-même, Sylvette Dequest met l’accent sur l’expérience humaine qu’a été Henry VI. Une unité, une solidarité qui s’est créée dans l’équipe, et qui se manifeste jusqu’au bout, lors des représentations.
« Normalement, la convenance, c’est de saluer à la première, toute l’équipe vient saluer. Il y a des metteureuses en scène qui ne demandent pas à l’équipe artistique, costumes, scénographie, et encore moins aux technicien·nes ; tandis qu’avec Thomas, tout le monde venait saluer, à toutes les représentations. […] Et il y avait toujours un moment très chouette aussi, les «picpic», parce que Piccola, donc picpic. Au théâtre on se dit «merde», à l’opéra on se dit «toï toï toï», et là, à chaque fois avant les représentations, Thomas réunit toute l’équipe et puis il fait un petit discours, et puis «picpic» et tout le monde s’embrasse, et ça c’était toujours un très joli moment. »
La révolution de Jack Cade. Photographie du spectacle « Henry VI », de la Piccola Familia. Crédits : Nicolas Joubard.
Sylvette Dequest fait partie de ces artistes avec qui l’on prend pleinement conscience que le costume n’est pas qu’un accessoire destiné à couvrir un corps, mais une œuvre pleine de sens. Et vous, quels costumes vous ont marqué·es au théâtre ?