
La grossophobie est un thème qui est souvent revenu sur le tapis ces dernières semaines, que ce soit à travers des livres (comme celui de Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse) ou par les dernières études publiées sur les conséquences de la grossophobie dans le monde du travail ou sur la santé (voir plus bas). Cette oppression sociale est enfin mise en lumière, mais, à côté de cela, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer le manque d’intérêt à propos d’une autre discrimination que serait la « minçophobie ». À chaque article dénonçant la grossophobie se joint cette fameuse litanie : « on parle de grossophobie, mais pourquoi on ne parle pas de minçophobie ? »
Cet article a pour but de décrire ce qu’est la « minçophobie » et la « maigrophobie » (on retrouve parfois ce terme), en quoi cela relève du body-shaming et pourquoi ce n’est pas une oppression systémique, contrairement à la grossophobie.
Composé des termes « body » (« corps ») et « shaming » (« humiliation »), le body-shaming est le fait de se moquer du corps d’une personne, que ce soit à cause de sa corpulence, d’une malformation, de sa couleur de peau, de la présence de poils, de vergetures et de cicatrices, de ses boutons, d’une tache de naissance, de sa couleur de cheveux, ou encore à cause de la forme des seins (les saggy boobs, qui signifie « seins tombants », ou les petits seins) ; la liste n’étant malheureusement pas exhaustive. Le body-shaming est surtout subi par les femmes, même si parfois les hommes peuvent en être victimes. C’est parce que les femmes ne sont évaluées que sur leur corps, comme si leur capital beauté était leur seule valeur [1], que le body-shaming est une expression du sexisme.
Les injonctions au corps parfait sont étroitement liées au body-shaming : quiconque ne correspond pas aux normes de beauté imposées peut subir en retour du body-shaming. Mona Chollet, journaliste, analyse ce phénomène dans son livre Beauté fatale [2] et résume le problème ainsi : « Sous le prétendu culte de la beauté prospère une haine de soi et de son corps, entretenue par le matraquage de normes inatteignables. »
La grossophobie et la « maigrophobie » sont des formes de body-shaming. Mais il y a une différence importante entre ces deux phénomènes : la grossophobie est une oppression systémique.
On retrouve une définition sur le blog Through Mermaids Eyes :
« Nos sociétés sont régies par des mécanismes d’oppression systémique. L’oppression systémique, c’est tout simplement le fait que le système politique, socio-économique et social qui organise notre vie en société produit et renforce des inégalités et des discriminations subies par une partie de la population. »
En d’autres termes, une oppression est l’institutionnalisation de discriminations perpétrées dans la société.
Les personnes grosses sont discriminées à l’emploi : les femmes obèses seraient huit fois plus discriminées et les hommes trois fois plus en raison de leur apparence physique que les personnes ayant un indice de masse corporelle dans la norme ; elles sont également moins bien prises en charge chez leur médecin ou à l’hôpital (ce qui peut les conduire à ne plus consulter) et sont même certaines fois mal diagnostiquées ; elles peuvent même subir du harcèlement à l’école ou au travail dû à leur corpulence ou leur poids. Elles ne peuvent pas s’habiller dans les magasins classiques, parce que très souvent leur taille n’est pas disponible en boutique ou ne l’est que sur Internet.
Cela implique l’impossibilité d’essayer les habits avant de se décider à acheter, ou encore de devoir payer d’éventuels frais de renvoi si le produit acheté ne leur convient pas. Pour les transports tels que l’avion ou le train, elles sont quelquefois obligées de payer deux places à cause de la petite largeur des sièges, quand elles ne voient pas leur voyage purement et simplement annulé. Elles sont également susceptibles de subir des insultes quotidiennes et des micro-agressions. Elles ont plus de risques d’être moquées et caricaturées dans les médias. Leur corps est sans cesse scruté par la société, qui voudrait soi-disant les aider mais se débrouille au final pour les stigmatiser encore plus.
La grossophobie s’exprime dans toutes les couches de la société, à tous les niveaux. C’est ce qui en fait une oppression systémique.
Pour les partisan·es de la notion de « minçophobie », ça serait le pendant contraire de la grossophobie. Ce qui signifierait que les personnes minces subiraient entre autres, au même titre que les personnes grosses, des discriminations à l’embauche ou à l’accès aux soins. Or, quand on s’intéresse à la « minçophobie » et aux témoignages sur ce phénomène, on se rend compte que le sens du mot « oppression » n’est pas compris de tou·tes.
En fait, ce terme est utilisé pour désigner les moqueries subies par les personnes minces (et surtout celles vu comme particulièrement « maigres »). Les « tu ressembles à un sac d’os », « mais mange, on dirait une brindille ! » et autres joyeusetés du genre. C’est effectivement très désagréable d’entendre ce genre d’insultes et cela participe pour beaucoup au sexisme ordinaire et aux injonctions à correspondre aux canons de beauté occidentaux. En revanche, cela ne relève que du body-shaming, donc une manifestation du sexisme et non pas d’une oppression systémique. Les personnes minces ne sont pas discriminées à l’embauche ou au crédit parce que minces. Elles ont plus de chances de trouver des vêtements à leur taille dans une grande majorité de magasins. Elles sont (surtout les femmes) représentées et valorisées dans les médias. C’est ce qu’on appelle le privilège mince [3]. Ce qui relève de l’interpersonnel (les moqueries, dans la plupart des cas) ne peut pas être considéré comme une oppression systémique.
Il existe une autre utilisation, encore plus fallacieuse, du terme « minçophobie ». Certain·es brandissent le sexisme anti-hommes lorsque des féministes parlent du sexisme et du privilège d’être un homme dans notre société. De la même manière, certain·es parlent de « minçophobie » afin de faire taire les critiques sur le privilège mince et sur la grossophobie.
Une personne grosse aux cheveux bleus assise les yeux dans le vague.
Le body-positivism est un mouvement qui encourage à adopter une attitude de bienveillance et d'affirmation vis-à-vis de son corps pour le bien-être général et exige le respect de tous les corps. Il découle du mouvement de la fat-acceptance, datant des années 1960, qui vise à dénoncer les discriminations subies par les personnes grosses et à briser les diktats de beauté.
C’est depuis quelques années maintenant que ces combats sont beaucoup plus mis en lumière, notamment grâce à des personnalités telles que la chanteuse Beth Ditto, les blogueuses Gabyfresh [4] et Gaëlle Prudencio [5] ou encore les mannequins Ashley Graham et Tess Holliday. Cependant, on observe depuis peu que le body-positivism tend à prôner un style de vie healthy et à exclure… les personnes grosses. Comme l’a écrit la blogueuse Kiyémis sur Buzzfeed :
« Le mouvement body-positive, en devenant mainstream, s’est réaligné sur les critères de beauté construits notamment à l’attention des hommes, et il a perdu toute substance subversive en effaçant de la carte celles qui l'ont vu naître dans ces forums, les femmes les plus grosses, qui étaient absentes des espaces médiatiques, et ainsi en invisibilisant leurs expériences de la grossophobie. »
Les articles présentant le body-positivism montrent toujours les mêmes personnes, les mêmes corps, les mêmes morphologies : blanches, minces, avec quelques rondeurs mais pas trop. Et quand les médias veulent montrer des femmes grosses, ce sont les « bonnes femmes rondes », c’est-à-dire sans vergetures, avec un ventre plat, des grosses fesses, des gros seins et des cuisses bien fermes (morphologie en sablier), qui sont mises en avant.
Je ne dis pas que ces personnes ne sont pas légitimes à se sentir complexées puisqu’elles subissent également du body-shaming ; il est même très important que tout·es celleux qui subissent du body-shaming et complexent sur leurs corps puissent s’affranchir des canons de beauté. Mais lutter contre ces diktats en mettant en avant un ou deux types de corps et en invisibilisant les autres est à ce moment contradictoire.
C’est là que la fat-acceptance (ou le fat-activism) se place en alternative militante au mouvement body-positive : la body-positivity se concentre presque exclusivement sur le bien-être et sur l’amour de soi, le fat-activism aborde les problématiques liées à la grossophobie et aux représentations médiatiques et questionne le privilège mince.
La grossophobie et la « maigrophobie » sont deux faces d’un même problème : les injonctions au corps normé et le body-shaming qui en découle. Cependant, les réalités qui en résultent sont différentes puisque l’une est une oppression systémique et l'autre pas. S'il est essentiel de pointer du doigt et de lutter contre toute tentative de contrôler les corps et de leur imposer des normes, il est aussi essentiel de bien comprendre que la grossophobie est une oppression qui se manifeste dans tous les aspects de la vie des personnes concernées.
Le mouvement body-positive a pour but initial de lutter contre les injonctions faites aux femmes à avoir des corps normés et d’exiger un respect non négociable vis-à-vis de tous les corps. S’en emparer pour ne parler que des victimes de « minçophobie », ne mettre en avant qu’un ou deux types de morphologie et effacer les personnes grosses de ce mouvement revient à faire de la grossophobie ordinaire ; du coup cela ne respecte pas la philosophie body-posi. La fat-acceptance est un outil de lutte contre la grossophobie, là où le body-positivism est surtout un outil de lutte contre le body-shaming.
[2] Beauté Fatale, de Mona Chollet
[3] 29 exemples de privilège mince, par le collectif Le Gras Politique
Obésité, des conséquences sanitaires mais aussi sociales
Comment est née l'idée qu'il fallait être mince pour être belle