25 juin 2018

« L’intimité, c’est déjà le politique » Sexualités et genres : pourquoi leur performance est aussi un acte social

« L’intimité, c’est déjà le politique » Sexualités et genres : pourquoi leur performance est aussi un acte social

Ces dernières années, les réseaux sociaux aidant, un florilège de termes est apparu pour aider à reconnaître et finalement nommer les identités de genre et sexuelles. Avant de passer progressivement dans le langage courant, ce lexique engagé, précis mais jargonnant, reste parfois difficile à saisir pour des non-initié·es.

Vous connaissez sans doute la définition des termes transgenre ou bisexuel·le, mais êtes-vous nécessairement au fait de la non-binarité, demi-sexualité, greysexualité, ou du panromantisme ? Toutes ces appellations ne véhiculent pas toutes les mêmes valeurs et connotations, ni ne charrient les mêmes degrés ou modalités définitoires de transgression politique. En fait, certains de ces mots n’ont même tout simplement pas de valeur politique du tout. Alors, quoi ?

De la performance à la performativité

Définir son genre et sa sexualité est précisément un geste fondamental dont la portée politique est à questionner. Or, il a été souvent argué, quoique récemment tout aussi discuté, que genres et sexualités appartiennent au domaine du ressenti, que ce sont des questions intimes [1] – peu importe ce que ce mot recouvre. Manière pratique et évasive d’éviter la controverse, ou simple poudre aux yeux destinée à écarter en amont toute réflexion matérialiste sur la question ?

Toujours est-il qu’aborder le contenu de fond, c’est prendre le risque de se heurter à l’écueil délicat de la validité. Comment remettre en cause l’expérience et le ressenti, sans reproduire soi-même des dynamiques oppressives ? Comment opposer des arguments de nature sociologique à la « pureté militante » ? Le féminisme se heurtait ici à un terrain miné, où toute pensée ne pouvait progresser que sur des œufs.

Pourtant, la plasticité des identités de genre et sexuelles a-normatives, leur polysémie, ainsi que la multiplication des enjeux autour de leur(s) définition(s), semblent devoir indiquer qu’il ne s’agit pas seulement d’une affaire de ressenti personnel, mais bel et bien de questions politiques, sociales, et pourquoi pas culturelles, qui reflètent une variété de pratiques.

À l’échelle d’une identité individuelle et d’un parcours propre, cette définition se traduit par un acte performatif – de « performance » : une façade qui est réfléchissante (l’image que l’on renvoie au monde), mais aussi réflexive (chargée d’implications et de connotations spécifiques), et donc significative (porteuse de sens, voire d’une démarche) – un acte performatif qui ne peut donc plus, dès lors, être neutre. En effet, la question ontologique de la performance en tant que concept (une pratique artistique d’abord issue des études esthétiques), prend, au sujet des genres et des sexualités, une importance centrale. Elle est capitale dans leur étude, et bascule d’ailleurs dans la performativité (où l’expression du soi influe sur, voire modifie le réel, en réalisant ce qu’il énonce).

Pourtant, la plasticité des identités de genre et sexuelles a-normatives, leur polysémie semblent devoir indiquer qu’il ne s’agit pas seulement d’une affaire de ressenti personnel, mais bel et bien de questions politiques.

Ces identités ne peuvent donc pas se permettre de n’être qu’héraldiques : l’étiquette, le « blason » seul, à se forger ou à porter, ne suffit pas. Il faut encore qu’elles soient abordées sous un angle résolument épistémologique, à travers la portée des enjeux politiques qu’elles soulèvent, notamment du point de vue de la représentation queer [2]. Et s’il n’est bien sûr pas question de forcer qui que ce soit à faire de son identité un étendard, il est toutefois nécessaire de revenir sur cette confiscation du débat, en proposant quelques pistes de réflexion.

Ouvrir la voix/voie, ouvrir le corps

L’ouverture de l’individu·e, l’ouverture du corps, et par là même l’ouverture du corps de l’individu·e est, selon une perspective queer, plus qu’un mode de survie et d’existence en soi, une manière d’être au monde. Or, si au XXe siècle l’autoportrait-corps prolifère dans les cercles militants, force est de constater que ce même corps devient un vecteur particulier d’intentions politiques, et, dans la même dynamique, le support ou médium privilégié de nouvelles expériences plastiques, sexuelles, genrées, intimes. Corps politique, ou politisé ?

En effet, quoi que le corps contemporain soit différent, dans son appréhension, du corps du Moyen Âge (alors le lieu et l’instrument du péché [3]), il demeure, à bien des égards encore, le point de convergence spécifique des désirs, des fantasmes, des idées reçues, des mythologies personnelles comme universelles... et des constructions sociales et culturelles. Ce sont là autant de motifs dont les identités sexuelles et genrées atypiques s’emparent, autant de tropes qu’elles s’approprient et dont elles jouent, bouleversant les codes.

Ces modalités ont un point commun : elles conçoivent spécifiquement le corps comme le terrain d’expérimentation fluide d’une identité sociale avant d’être individuelle, et donc comme laboratoire et support de revendications politiques progressives, voire transgressives. S’il n’y a ainsi aucun intérêt politique à se définir comme « sapiosexuel·le » (c’est-à-dire attiré·e par les personnes « intelligentes » et « cultivées », soit deux catégories relatives qui font de cette définition une appellation d’un classisme primaire ne renvoyant pas à grand-chose), c’est précisément parce que la définition des genres et des sexualités est directement corrélée à un contexte politique préexistant, et à des normes sociales par rapport auxquelles il importe de se positionner. De même, dire « je suis bisexuel·le » aura donc toujours un poids militant que le terme « pansexuel·le » ne saurait atteindre, par exemple, du fait simple de l’historique présent derrière le mot, qui en fait donc également, outre une affirmation de préférences individuelles, un bastion de revendication politique. [4]

Il importe donc aussi de démontrer pourquoi le corps ouvert est un corps matière à identité, qui questionne notamment les rapports existant entre biologie et genre, sexualité et identité sexuelle, et les implications sociales qu’elles induisent – ou comment, pour reprendre une expression de David Le Breton, « tailler dans la chair » équivaudrait à « tailler une image de soi ».

La définition des genres et des sexualités est directement corrélée à un contexte politique préexistant, et à des normes sociales par rapport auxquelles il importe de se positionner.

Le corps queer qui s’exprime est l’une des modalités de l’ouverture politique du corps qui, en tant que phénomène social, devient donc point de passage et point de tension. Il est véritablement conducteur de signes et fait le lien entre cette urgence de l’expression individuelle (l’exigence performative, aussi parfois réflexe de survie) et la réalité du corps soci(ét)al : j’existe, donc je suis. De loin en loin, la rumeur des revendications politiques queer s’est faite l’écho de l’expérience individuelle en acte, qu’il est effectivement grand temps de « performer ». C’est que de telles revendications politiques imposent une relecture des acquis identitaires, et pourquoi pas, leur redéfinition ou mutation. Ce qui s’analyse ici, dans les pratiques performatives individuelles, comme des scénographies identitaires, questionne le malaise et la limite même de la clôture (circonstancielle et politique) des corps dans un espace social : alors l’intime, sa matière, son cri, ressurgit et crève l’enveloppe linéaire de binarité genrée et sexuelle, projetant le corps loin des limites des catégories préexistantes, rassurantes pour certain·es, mais fondamentalement oppressives pour d’autres. Cultiver la défamiliarisation, le bizarre, littéralement, le queer, c’est ainsi prendre le parti du progressif.

La fonction performative des identités genrées et sexuelles bouscule donc les normes hétéronormatives et la partition masculinité/féminité hégémonique. Elle manifeste une identité « Autre » face à celle encore considérée comme fondamentale, dans lequel un·e individu·e a à s’insérer (quelle est la première question que nous posons au sujet d’un·e nouvelleau-né·e, si ce n’est celle de son genre ?). Cette Autre identité n’est pas, comme l’argumentent nos opposant·es politiques, à concevoir comme une altérité monstrueuse qui viendrait ébranler la stabilité de « la famille » ou de « la nature », mais comme un champ des possibles à élargir, à renouveler, et à explorer, pour revenir avec de nouveaux paradigmes. De fait, définir son identité de genre et son identité sexuelle dispose donc d’une très grande force de confiscation de l’attention : on y passe de l’intime au politique.

Ouvrir le corps politique peut par conséquent aussi passer par le déplacement de ce qui relevait de l’ob-scène (littéralement : hors-scène) à la scène visible. C’est cette double contrainte, inhérente aux questions politiques entourant sexualités et genre, qui répond au soi intime demandant à exister publiquement (c’est-à-dire, à être reconnu·e), et qui permet à terme la compréhension face aux corps et sensations projeté·es par la performance identitaire queer. Il ne s’agit donc plus de convaincre (en faisant appel à la simple raison) : il faut maintenant persuader (et donc passer par l’affectif). La « solution » serait-elle, après l’enjeu du « verbaliser », celui du « banaliser » ? Mais comment alors penser la banalisation de ce qui s’est fondamentalement construit dans l’hors-norme, la différence, et qui s’en revendique ?

Corps individuel, corps soci(ét)al : un rapport-miroir symbolique

Mary Douglas écrivait, dans son ouvrage De la souillure, que « s’il est vrai que tout symbolise le corps, il est tout aussi vrai (sinon davantage, et pour la même raison) que le corps symbolise tout. » C’est cette manière spécifique de concevoir le lien entre corps individuel et corps sociétal qui particularise nos expériences intimes en des schémas élaborés par nos sociétés. Le corps humain est matière à symbolisme, et plus encore, il est le modèle par excellence de tout système fini : le rapport-miroir que le corps entretient avec la société dans laquelle il s’inscrit devient donc une tension contrainte « si l'on ignore que le corps est un symbole de la société, et que le corps humain reproduit à une plus petite échelle les pouvoirs et les dangers qu'on attribue à la structure sociale ». Le corps, c’est ainsi le miroir du système social et politique dans lequel il se trouve, et réciproquement. C’est ce qui nous amène à l’idée qu’il n’y a pas de raison de voir comme différentes les expériences faites par l’individu·e de son corps, sur le plan physique et émotionnel, et ses expériences au sein de la structure dans laquelle iel évolue d’un point de vue politique, culturel et social. Au contraire, les deux approches se trouvent inextricablement liées. Puisque chaque culture a ses problèmes spécifiques, elle attribuera par retombée à telle ou telle zone du corps un « pouvoir », ou une charge symbolique et affective propre à la situation dont le corps est le miroir. C’est du moins ce qu’affirme l’autrice lorsqu’elle ajoute : « pour exprimer nos craintes et nos désirs les plus profonds, nous mettons à contribution le corps humain, non sans humour et à propos. ».

Le corps, c’est ainsi le miroir du système social et politique dans lequel il se trouve, et réciproquement.

Du point de vue de la représentation queer, il s’agit donc d’utiliser le corps à bon escient pour faire parler les valeurs et représentations de notre société particulière, ceci pour mieux y contrevenir. Il s’agit de montrer qu’une relation existe indiscutablement entre les préoccupations individuelles et les rites sociaux et conventions politiques, sur lesquels l’identité intime peut et doit agir. On a ainsi notamment « recours au symbolisme des limites du corps pour exprimer (...) le danger qui menace les frontières de la communauté », note encore Douglas, pour répondre au besoin de résoudre les problèmes individuels qui sont le lot de tou·tes et de chacun·e. L’intimité est un levier politique.

Par exemple, la peau, en tant qu’enveloppe sensorielle externe, est l’une des « plaques tournantes » parce qu’elle est un point de contact privilégié entre soi et l’autre. Selon David Le Breton, elle est cette « évidence de la présence au monde ». Travailler cette enveloppe n’est donc pas un geste anodin – voir les controverses que peuvent ainsi susciter les tatouages, qui bien que banalisés, restent transgressifs. Les imbrications nombreuses existant entre la culture queer et la culture tattoo ne sont donc pas fortuites (voir par exemple le travail d’Adam Traves). Pourquoi ? Parce que la peau est la carte de visite de l’individu·e, et qu’en tant que telle, elle atteint les subjectivités, voire les attaque. Cela, l’artiste queer Kévin Bideaux l’a bien compris, lui qui a fait de son corps une surface de performance littérale, notamment par le biais de la peau. Il évoque ainsi dans son travail les thèmes douloureux des oppressions et violences homophobes (Ce soir je serai la plus belle pour aller danser, 2017) ou de la maladie du sida (Peste rose, 2016 ; Jouissance galénique, 2015) : son identité intime devient support de revendication politique par le biais du corps, vu comme un médium artistique privilégié.

L’intimité est un levier politique.

Les paradigmes des normes sociales agissent donc sur le corps politique par le moyen terme symbolique du corps physique. Les notions de transgression de la norme, de provocation, d’offense contre l’ordre, qui font partie intégrante du champ sémantique queer et de la performance des genres et des sexualités a-normatives, sont ainsi la manifestation explicite des dissensus (= inverse de consensus) existant au sein de la société, lesquels sont déchainés avec passion lorsque la société s’interroge sur de telles questions – ce qui est le cas aujourd’hui. Là où il y a controverse, il y a tension. Un acte transgressif, en tant que geste performatif radical, peut permettre de l’exorciser : il s’agit alors de défier directement le(s) problème(s).

Sexualité(s) et politisation des désirs

Luc de Heusch, dans sa préface à l’ouvrage de Mary Douglas dont nous avons parlé, semble avoir particulièrement bien conceptualisé le rapport complexe que nous entretenons face à la sexualité, cette « zone trouble du péché et de la souillure », grand domaine de l’ambiguïté par excellence dont on ne sait déterminer avec précision si elle est un acte négatif ou un évènement positif.

D’un point de vue politique, la sexualité est un champ de bataille.

Le rapport de l’individu à cette activité spécifique est donc extrêmement chargé, et sujet à de nombreuses controverses : définir le statut de la sexualité et ses normes est un problème à part entière. Pour comprendre les enjeux politiques que les limites de sa définition soulève, il semble important de consacrer un bref pan de ce développement à l’analyse de la sexualité comme pratique sociale, une interaction humaine impliquant directement le corps, à la fois propre et sale, tour à tour valorisée voire encouragée, et condamnée. Or, on observe que la sexualité reste, dans une certaine mesure encore, un interdit fondamental (codifié pour être acceptable sous certaines conditions uniquement), que des années de gestes transgressifs politiques, artistiques, et de revendications sociales et militantes, ne sont toujours pas parvenus à épuiser. Il ne serait donc pas démesuré de considérer la sexualité comme le lieu possible de revendications politiques, et donc, comme un potentiel espace, certes paradoxal, de liberté. Mais est-ce vraiment le cas ?

Dans la mesure où l’être humain a cherché à se différencier des autres animaux, la sexualité occupe une place problématique, située à équidistance de la nature et de la culture. Elle est le moyen même par lequel l’espèce humaine se perpétue, elle ne peut donc jamais devenir une source absolue de souillure, « sous peine de détruire la culture même dont on prétend l’extirper comme la pourriture » (Luc de Heusch).

Pourtant, d’un point de vue politique, la sexualité est un champ de bataille. Certes, il a fallu la détacher de la contrainte seulement reproductive pour la tirer vers une théorisation des désirs et des plaisirs… mais les théories queer sur la sexualité montrent aussi qu’elle ne peut décemment pas être un terrain neutre politiquement dans un contexte cis-hétéronormatif et sexiste, où la domination patriarcale et les violences qui en découlent impactent considérablement les individualités. Pire : si la sexualité en général n’est évidemment pas anodine dans un tel contexte (car elle n’est pas miraculeusement déconnectée de l’arrière-plan politique dans lequel elle s’inscrit), elle l’est encore moins pour les minorités de genre et sexuelles, et leur propre rapport au sexe. Aborder la sexualité ne peut pas se faire sainement dans un environnement toxique. Elle demeure aussi soigneusement encadrée, contrôlée, policée, parce qu’elle est une occasion permanente de désordre. La sexualité fascine et inquiète. Il faut tour à tour s’en préserver ou s’y abandonner, si bien que les standards qui l’entourent sont loin d’être clairs et fourmillent d’injonctions contradictoires. Elle témoigne par conséquent de prescriptions malheureuses d’autant plus insurmontables que nous en avons a priori une pleine conscience, par laquelle nous cherchons tant bien que mal à réconcilier ces incohérences.

dévier de la norme dominante est rétribué par une sanction sociale sévère et immédiate. Voici donc l’acte politique, exprimé au sein même de l’identité individuelle.

La sexualité, ses conséquences et ses manifestations constituent un univers passionnant et fascinant d’un point de vue sociologique. Elle ne peut pas être entièrement condamnable, sans quoi la société s’anéantirait. On opère alors un déplacement en en faisant une activité hautement soumise à conditions : interdiction certains jours, prohibition de certaines formes, décrets d’incompatibilité diverses, sont autant de manières de (re)prendre le contrôle sur ses manifestations, de la circonscrire de façon à ne jamais se laisser déborder par elle. Les impératifs de virginité, le sexe condamné avant le mariage, le nombre encadré de relations sexuelles ou de partenaires, en sont d’autres, qui pèsent peut-être plus particulièrement encore sur les identités de genre et sexuelles minoritaires. Même la pornographie mainstream, qui pourrait pourtant sembler être le lieu de tous les fantasmes, est ainsi soumise à une codification et classification rigoureuse de ce qu’elle représente graphiquement. Enfin, le fait même d’isoler la sexualité, avec une pudeur parfois excessive sinon parfois hypocrite, d’en faire une affaire privée, intime, un peu honteuse et secrète, alors même que notre époque fait apparemment preuve d’une décontraction sans précédent à ce sujet, démontre de manière éloquente le besoin qu’a la société d’encadrer les conditions de possibilité et d’effectivité de la sexualité en général. Tous ces aspects divergents font donc osciller la sexualité de la négativité absolue à la négativité relative, ponctuelle, de la démocratisation enthousiaste à la répression morale.

Penser l’homosexualité, l’asexualité ou la bisexualité, dans un tel cadre, ne peut donc se faire que par des gestes résolument contestataires face à cette idéologie dominante : à cet égard, dévier de la norme dominante est rétribué par une sanction sociale sévère et immédiate. Voici donc l’acte politique, exprimé au sein même de l’identité individuelle.

Au-delà du genre ?

Nous l’avons vu, les notions d’identités genrées, les problèmes et enjeux que posent leur définition, semblent devoir indiquer que l’expression-titre « Trouble dans le genre » de Judith Butler n’est pas fortuite. Dans son article « Sex Redefined » (paru dans la revue scientifique Nature, v. 518), Claire Ainsworth démontre, à l’aide d’une argumentation pointue s’appuyant sur un bagage biologique et technique à la terminologie pour le moins exigeante, que les recherches et études scientifiques ne sont pas miraculeusement épargnées par nos biais cognitifs culturels, ce qui fait la démonstration de la faillibilité de nos représentations. Le développement des théories sur les genres et la sexualité, ainsi que leur contrôle administratif et politique, explique-t-elle, s’est artificiellement construit de manière à refuser, rejeter, voire nier catégoriquement les zones troubles de l'ambiguïté, de la fluidité et du mélange des genres – ceci au profit d’un « vrai » sexe unique (ou plutôt, de deux sexes, cultivant ainsi l’indifférenciation sexe/genre au moyen d’un égarement sémantique et linguistique soigneusement calculé). Or, des identités aussi fortement caractérisées que celles exprimées dans les performances des identités queer posent nécessairement la question de l’identité sexuelle, à laquelle répondra d’ailleurs, ou non, une identité genrée (du genre comme construction sociale), également à questionner.

Banaliser, c’est donc aussi risquer d’effacer. Ce qu’il convient de faire, c’est dépasser.

À noter que, selon ce même article, la partition entre les deux n’est pas toujours pertinente, et même franchement douteuse : reléguer unilatéralement le sexe au biologique et le genre au sociologique est une simplification extrême de la réalité, quoi que ce réflexe tendrait à s’expliquer par la volonté de s’affranchir de l’intrication profonde existant entre les deux (voir également La Fabrique du sexe, de Thomas Laqueur). Dans la théorie queer, dont nous vous proposons quelques ouvrages fondateurs dans la bibliographie de cet article, on préfèrera ainsi convoquer des notions comme celle de fluidité ou de trouble pour verbaliser ces nuances. Mais tout cela devient particulièrement problématique dans une société où la « différence sexuelle » est justement si prégnante – au point que les identités de genres, pensées en terme de polarité masculin/féminin, ne sont que trop rarement abordées sous forme de spectre regroupant ce qui va de l’un à l’autre, mais aussi ce qui y échappe. La pensée erronnée qui en découle est alors fondatrice de valeurs, de prédicats, de préconçus et d’a priori stéréotypés néfastes sur ces identités, mais est également porteuse de cette dualité intrinsèque induisant un rapport inégal, discriminatoire et hiérarchisé – quand elle n’oppresse pas tout simplement celleux qui défient les conventions genrées et sexuelles de base. Banaliser, c’est donc aussi risquer d’effacer, par la (re)normalisation même que l’on prétend éviter. Ce qu’il convient de faire, c’est dépasser.

Une révolution durable des paradigmes dominants constituant « la norme » doit pouvoir tenir la distance et s’inscrire dans la réalité politique sur le long terme. Pour parler efficacement des genres et des sexualités d’un point de vue politique et militant, il n’est pas possible de faire l’économie d’une distinction fondamentale. Il faut donc se détacher des épiphénomènes et individus (le « cas par cas ») pour examiner l’ensemble en tant que mouvement, mais aussi en tant que classe.

Il est ainsi urgent d’insister, en politique, sur l’importance de l’intime et des expériences subjectives – toujours déconsidérées selon l’argument du pathos contre le logos, l’affect contre la logique, comme si ces catégories étaient imperméables. Cela demande de faire un « tri » préalable, qui nécessite de reconnaître et identifier d’abord ces définitions identitaires qui ont effectivement un poids politique fort, et donc un potentiel argumentatif politique signifiant – de nature revendicative (pour ne pas dire vindicative) et non purement décorative.

Il faut se détacher des épiphénomènes et individus –le « cas par cas »– pour examiner l’ensemble en tant que mouvement, mais aussi en tant que classe.

Mais cela pose nécessairement la question de la validité ou légitimité, qui représente à elle seule l’enjeu, toujours délicat, des démarches d’inclusivité intersectionnelle (le terme « inclusivité » étant critiqué, à raison, comme partant du groupe dominant vers les minorités, et l’intersectionnalité renvoyant historiquement aux femmes noires).

Une analyse intime des identités de genre et sexuelles, bien que personnelles, doit se faire à la lumière du contexte politique qui les encadre. Tout aussi importante est donc la prise en considération des paradigmes et codes sociaux constituant « la norme », afin de proposer une discussion poussée des injonctions préexistantes en matière de genres et de sexualités (hétérosexualité, culture du viol, polarité masculin/féminin, etc.). Ce n’est qu’une fois ces conditions remplies, et ces territoires défrichés, que la production de discours et de définitions aura un sens politique progressif, et donc une portée sociale, servie par des moyen-termes militants – l’écueil à éviter étant celui du « blason » définitoire dépolitisé, auto-diagnostiqué, à l’absence de contenu informé pertinent (« je suis greybiromantique » ne veut ainsi rien dire… politiquement parlant). Nous espérons avoir pu donner quelques clés de lecture et quelques outils à penser en ce sens. Car politiser genres et sexualités, c’est redonner le choix, un choix éclairé : celui de la performance – à l’échelle individuelle, intime... tout comme à celle, autrement plus complexe et impitoyable, du corps sociétal.

Bibliographie sourcée

NB : Les ouvrages listés ci-dessous ont permis à l’autrice de cet article de positionner et structurer sa pensée. Certains, comme celui de Nancy Huston par exemple, sont donc aussi là par opposition pour illustrer ce qu’il convient de critiquer (ici, une approche essentialiste des questions de genre). La plupart des livres proposés ici sont des textes fondateurs et représentent à ce titre une excellente introduction aux questions soulevées par cet article.

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- SCHEHR Lawrence R., Aimez-vous le queer ?, Rodopi, 2005
- WITTIG Monique, La Pensée straight, Balland, 2001
- YOUNG Iris Marion, On Female Body Experience: «Throwing Like a Girl» and Other Essays, Oxford University Press, 2005.
- ZOBERMAN Pierre, (dir.), Queer. Écritures de la différence ? Tome I et II, Paris, L’Harmattan, 2008.
« La possibilité d'une fluidité » in. Corps trans, corps queer, Cahiers de la Transidentité n°3, L'Harmattan, 2013.

Notes de bas de page

[3] CORBIN Alain (dir.), Histoire du corps (trois tomes), Paris, Points Histoire, 2011. et MIKUZ Jure, Le sang et le lait dans l’imaginaire médiéval, Centre de Recherches de l’Académie Slovène des Sciences et des Arts, Založba, 2013.

[4] L'utilisation d'un terme plutôt que l'autre, bien qu’étant affaire de préférence personnelle, repose avant tout sur un manque de définition claire du terme « bisexualité », qui a conduit à mettre en place un second terme en se basant uniquement sur l'étymologie (bi = deux ; pan = tout). Or, l'étymologie seule ne fait pas une définition. Autrefois définie en termes polarisants comme l’attirance envers des personnes de son genre et du genre « opposé » (une définition qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui face au spectre fluide des identités genrées reconnues et identifiées), la bisexualité se requalifie politiquement comme l’attirance envers des personnes du même genre que le sien et au moins un autre genre, différent du sien.