15 juin 2017

La distribution du deuil : comment la société hiérarchise ses morts ?

Trigger Warning : cet article fait mention de mort, d’attentat et de féminicide.
La distribution du deuil : comment la société hiérarchise ses morts ?

« Pourquoi préserver la vie de l’autre ? » Une question posée par la philosophe Judith Butler. Cette question l’amène à se demander comment est évaluée la vie des un·es et des autres, mais également quelles sont les vies qui valent la peine d’être déplorées ?

La distribution du deuil dont je souhaite parler en particulier ici, est celle qui se produit à l’échelle des médias et des institutions. Les sentiments sont difficiles à mesurer mais l’importance accordée à la perte d’une ou des personnes peut l’être. D’abord en mesurant la couverture médiatique de ce deuil, la façon dont les médias propagent des hommages. Mais aussi la façon dont ce deuil est traité par nos institutions. Deuil national par décret ? Manifestations organisées par l’État ? Création de monuments publics ?

La façon la plus simple d’illustrer la distribution inégale du deuil, c’est peut-être de parler des personnalités décédées ces dernières années. Imaginons que votre grand-mère décède. Tout votre cercle familial est en deuil (en théorie). Peut-être aussi ses ami·es, les proches de votre famille. Mais il n’y aura pas d’article dans la presse nationale à son sujet, pas d’hommages sur les réseaux sociaux, pas de deuil national décrété et de drapeaux en berne. Vous saisissez un peu l’idée ? Et là vous vous demandez bien où je veux en venir. Bien sûr qu’il n’y aura pas de journée de deuil national pour votre grand-mère. Elle n’était pas assez connue, quels que soient les exploits qu’elle ait accomplis durant sa vie. En revanche, à tort ou à raison, on a tou·tes vu sur les réseaux sociaux des hommages à David Bowie, Carrie Fisher et bien d’autres. Loin de moi l’idée de donner des leçons de morale sur la sensibilité de chacun·e. Rien de plus normal que de s’identifier à une personnalité plus ou moins connue et d’en déplorer la perte. Et j’ai moi-même balancé des émoticônes tristes sur tous les hommages à Carrie Fisher. Pas de jugement.

Ce qui peut en revanche être plus problématique, c’est quand la distribution du deuil a des implications politiques et influe sur des décisions institutionnelles. Prenons le contexte français : les attentats qui nous ont frappé·es ces dernières années. C’est toute la population qui a été maintenue dans un état de deuil des mois durant. Victimes connues et anonymes ont été largement pleurées par les citoyen·nes français·es. Des hommages qui ont ému tout le monde occidental en particulier. Étant alors en Australie, à Brisbane, pendant l’attentat du Bataclan, je me rappelle très bien l’hommage massif qui avait été rendu sur la place publique de la ville. La Marseillaise a été chantée, des drapeaux français ont été brandis, des bougies déposées. Et tous les grands bâtiments de la ville avaient été éclairés aux couleurs du drapeau français pendant des jours. Une belle démonstration de soutien et de compassion internationale. Mais cette démonstration n’a-t-elle vraiment eu que des conséquences positives ?

Quand la politique rentre dans l’équation, on constate que le deuil est distribué de façon à servir des idéaux patriotiques et nationalistes – loin des valeurs de compassion et de solidarité. En France, on constate que depuis l’hommage en 2001 aux victimes des attentats du 11 septembre, toutes les journées de deuil national qui ont été décrétées l’ont été pour pleurer des victimes d’attentats terroristes. Ce qui en soi est un progrès, puisqu’à quelques exceptions près, le deuil national a longtemps été décrété uniquement pour la mort d’anciens présidents en France. Mais pourquoi un deuil national, pour des victimes civiles en France et aux États-Unis ? Car ces attentats représenteraient une attaque contre les « valeurs » occidentales.

Durant ces journées de deuil national, on entendra de beaux discours contre la barbarie et la violence. Pour la défense des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ! Ah, douce France ! Comme on est bien chez nous ! Mais attention, chez nous, c’est chez nous, et ce bien-être, ce discours contre la barbarie, il est pour nous ! Un « nous » dont la vie a une valeur très élevée aux yeux du gouvernement. Mais ce « nous » est en fait fort discriminatoire. Car qu’en est-il des réfugié·es dont les corps s’échouent sur nos côtes ? Est-ce que « nous » ne sommes pas responsables puisque nous avons refusé de les accueillir ? « Nous » n’avons pas été présent·es pour couler leur bateaux bien sûr ! Mais nos institutions ne leur ont été d’aucun secours. Quel deuil pour ces anonymes sur les côtes européennes, ayant commis l’erreur de naître au mauvais endroit et au mauvais moment ? Nos institutions ne pleurent pas non plus les victimes des attentats dans des pays dont la culture nous paraît inconnue et exotique. Pour « nous », le seul vrai scandale c’est de s’attaquer à « nous » qui vivons si bien sur notre sol et en parfaite harmonie ! On en viendrait presque à croire que les attentats au Moyen-Orient font partie de la culture locale ! C’est leur problème, c’est dans leur « culture » ! Une indifférence qui trouve son origine dans un état d’esprit encore très raciste et colonialiste. Comme si notre culture avait réussi à éliminer chez « nous » tous les instincts barbares possibles. Mais est-ce que ce « nous » cependant inclut tou·tes les citoyen·nes français·es ?

En 2015, 122 femmes et 22 hommes ont été tué·es par leur partenaire ou ex-partenaire. Sur les 22 hommes qui ont été tués, 40 % d’entre eux étaient coupables de violence – ce qui ne justifie pas le meurtre, certes, mais fait réfléchir. Est-ce que ces vies perdues dans la sphère intime ne valent pas également un deuil national ? 36 enfants sont également mort·es cette même année dans le cadre de violences au sein du couple. En tout, ces violences en 2015 ont été à l’origine de 262 décès. Un chiffre qui, je suis navrée de vous l’apprendre, dépasse le nombre des victimes des attentats en 2015. Un chiffre alarmant qui n’est pas propre à cette année :

  • 283 décès en 2014 ;
  • 278 décès en 2013 ;
  • 314 décès en 2012 ;
  • 270 décès en 2011 ;
  • 283 décès en 2010.

L’une des raisons qui peut expliquer cette absence de deuil, ce n’est pas seulement le manque d’intérêt des politiques mais aussi celui des médias. Comment ressentir le deuil de toutes ces victimes qui ne sont que des chiffres ? Pas de noms, pas de photos, des « faits divers » qui atteignent au mieux les médias régionaux. Cela peut s’expliquer par le besoin des familles d’une certaine intimité pour faire leur deuil, mais cela n’excuse pas le fait de ne pas rapporter ces pertes violentes, ou négliger d’agir pour les prévenir. Ces faits divers évoquent souvent des « drames familiaux » et dressent un profil type de l’assassin : fragile psychologiquement, ou en souffrance. Alors que dans le cas d’une attaque terroriste le coupable est réduit à un profil type de barbare et toute tentative d’explication de son comportement sera condamnée et perçue comme une minimisation de la gravité de ses actes (le fameux « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »).

Le message que Judith Butler semble vouloir nous transmettre, c’est que pour faire évoluer notre société, il faut défendre l’idée d’une égalité radicale du deuil, et donc d’une égalité radicale du droit à la vie pour tout·es. Il ne s’agit pas là de se forcer individuellement à pleurer chaque vie perdue. Qui pourrait donc démontrer une telle énergie émotionnelle ? Il s’agit plutôt de s’assurer que nos institutions et notre gouvernement appliquent le deuil à toutes les vies humaines. Même celles de celleux qui sont différent·es de nous. Déplorer la perte de toutes les vies humaines, c’est montrer qu’elles sont également dignes d’être préservées. Le sentiment de deuil de chacun·e sera toujours limité à la proximité que l’on peut ressentir avec l’autre. Mais nos gouvernements, nos institutions doivent défendre et préserver toutes les vies humaines, ou tout au moins défendre l’égalité radicale du deuil pour toutes les populations.