
L’égalité, ce joli mot écrit sur le frontispice des bâtiments publics français et répété continuellement par le personnel politique… Il faudrait en vérité parler du mythe de l’égalité, sinon comment comprendre la persistance des inégalités et des discriminations ? Réjane Sénac nous invite à une relecture critique de la devise républicaine française et démontre que l’égalité n’existera qu’en se libérant du récit de la performance de la mixité.
Réjane Sénac est une politologue française. Elle est directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), membre du comité de pilotage de PRESAGE (Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre), ainsi que présidente de la commission parité du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, et présidente du conseil scientifique de la Cité du genre – USPC (université Sorbonne Paris Cité).
Elle a déjà publié plusieurs ouvrages questionnant les manifestations et les représentations du principe d’égalité en France : Les non-frères au pays de l’égalité (Presses de Sciences Po, 2017), et le « Que sais-je ? » sur La parité (PUF, 2008).
Son travail s’intéresse avant tout aux questions d’égalité au prisme du genre ; elle y mêle son expertise de politologue avec ses observations des politiques publiques, et leurs rapports aux normes. Elle aborde en particulier ce qu’elle nomme le « mythe » de l’égalité, et justifie son choix de mot quelque peu audacieux.
C’est un mythe qui est intentionnellement préservé de plusieurs façons : en mettant en avant la responsabilité individuelle et une vision de l’histoire lissée, dépolitisée. Réjane Sénac en fait une spécialité française inscrite dans l’histoire du pays, auquel on oppose d’autres nations supposées ne pas avoir, elles, la notion d’égalité inscrite dans leur patrimoine.
Elle questionne ce fameux mythe et met en avant les contradictions que cette vision de la République française impose, et la difficulté de celle-ci à les accepter, car c’est bien là le cœur du problème.
Dans son livre, L’égalité sans condition – Osons nous imaginer et être semblables, Réjane Sénac fait le constat suivant : par opposition aux « frères », ceux visés dans la devise républicaine française, les « non-frères » (en premier lieu les femmes et les personnes racisées) ont été historiquement exclus de la sphère publique, celle des « frères », au nom de leur moins-value : les femmes n’étaient pas considérées comme autonomes pour voter ; les personnes racisées, désignées par une couleur, étaient en vérité ramenées à un manque, celui de ne pas être blanc·hes, etc. Le sexisme comme le racisme sont fondés sur une naturalisation d’une singularité qui la rend incompatible avec l’exercice de la raison : les femmes et les personnes racisées subissent historiquement une assignation à la moins-value. Les hommes blancs ont décidé de ce qui relevait du politique et du naturel ; évidemment, en termes de hiérarchie, ils se sont positionnés au sommet de la pyramide.
Aujourd’hui, dans le discours sur l’égalité, malgré les avancées juridiques et la fin légale des discriminations, on rejoue pourtant cette partition, cette assignation à la différence indépassable, mais cette fois-ci pour jouer l’inclusion : la différence est devenue rentable. Désormais, on a souvent l’occasion d’entendre que « la diversité, c’est bon pour le business »
; ou bien encore que « si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, il n’y aurait pas eu la crise »
. La diversité devient rentable, bankable, marchandable. La mixité se doit d’être performante pour être acceptée et légitimée. Femmes et personnes racisées sont désormais incluses dans la sphère politique, car elles apporteraient quelque chose de nouveau, de différent ; en somme, parce qu’elles seraient complémentaires.
Il est temps d’obtenir une égalité sans condition et non plus sous condition ni de fraternité, ni de rentabilité.
Réjane Sénac explique que nous sommes aujourd’hui confronté·es à un paradoxe : revendiquer l’égalité et, en même temps, la conditionner à la reproduction de la complémentarité, c’est-à-dire intégrer les anciens « non-frères » pour ce qu’ils apportent de plus (une supposée douceur pour les femmes, par exemple). Pour Réjane Sénac, il est donc grand temps de s’imaginer comme un·e semblable afin de dépasser cette marchandisation de l’égalité, qui participe de la reproduction d’une société inégalitaire. Autrement dit, il faut sortir de cette fiction de la complémentarité, qui est pourtant toujours (re)validée dans notre société. Il ne faut pas inclure les femmes et les personnes racisées au nom de leur complémentarité, leur singularité (la même qui a servi auparavant à les exclure), mais parce que ce sont des « frères » au sens de la devise républicaine, des semblables. Il est temps d’obtenir une égalité sans condition et non plus sous condition ni de fraternité, ni de rentabilité.
« L’enjeu est que nous nous reconnaissions universellement comme semblables, et non que nous attendions des «non-frères» une «plus-value» culturelle, sociale et/ou économique. »
Dès l’introduction, l’autrice pose les fondements de ce qui a motivé l’écriture de son essai : comprendre comment ce qu’il convient d’appeler le mythe de l’égalité s’est construit en France en partant des Lumières, notamment de Condorcet. Elle n’hésite cependant pas à faire appel à des références états-uniennes, telle que la militante pour les droits civiques et suffragette Susan Brownell Anthony, qui lui permet d’ouvrir son propos quant aux inégalités sexistes et racistes.
Le choix de ces deux figures n’est pas anodin. Condorcet faisait ainsi partie de la Société des amis des Noirs, une association française créée en 1788 par Brissot, Mirabeau et Clavière, travaillant à une abolition progressive de l’esclavage, et à long terme à une égalité. La devise de l’association était « Ne suis-je pas un homme ? Un frère ? », ce qui n’est pas sans faire écho aux thématiques développées par Réjane Sénac. Ses membres comptaient de nombreuses personnalités politiques, religieuses et diplomatiques de l’époque : Condorcet donc, mais aussi le marquis de La Fayette.
L’association restait toutefois raciste puisque ses membres partaient du principe qu’il ne fallait pas fragiliser l’économie des colonies françaises, et que les personnes racisées devaient être éduquées avant ce changement de statut.
Quant à Susan Brownell Anthony, son engagement en faveur du droit de suffrage des femmes et envers l’abolition de l’esclavage en fait une figure particulièrement importante de la première vague féministe états-unienne. En 1863, elle a participé à la création de l’association Women’s Loyal National League : c’est cette association qui permettra l’adoption du 13e amendement rendant illégal l’esclavage aux États-Unis d’Amérique. Susan Brownell Anthony est aussi connue pour avoir été arrêtée alors qu’elle votait illégalement en 1872, ce qui lui valu un procès médiatisé. Elle continua son combat pour le droit de vote des femmes jusqu’à sa mort en 1906 (un droit qui sera inscrit dans la Constitution en 1920). Il faudra cependant attendre 1965, avec le Voting Rights Act, pour que celui-ci soit garanti légalement sur tout le territoire, même aux personnes racisées.
Mais comment réussir à s’imaginer semblables quand même le langage porte en lui les mécanismes de domination et de différenciation ? En effet, sous couvert de neutralité linguistique et grammaticale, les règles de la langue française ne font que perdurer une vision du monde marquée par l’inégalité.
Par exemple, la neutralité grammaticale du masculin, telle qu’invoquée par Jean-Michel Blanquer, sous couvert de son autorité de ministre de l’Éducation, participe à la dépolitisation et à un étouffement des débats quant au sexisme de la langue française. C’est une prise de position populaire auprès des politiques, et de plusieurs institutions françaises. C’est cette revendication, si peu souvent remise en question, que Réjane Sénac va venir titiller tout au long de son livre.
Aujourd’hui encore, on refuse de voir que le mot « fraternité » de la devise républicaine porte en lui l’exclusion : il dit le « qui » du politique, à qui on applique les principes de liberté et d’égalité. On ne veut pas voir que la fraternité dit l’exclusion et non l’inclusion. Sous couvert d’universalisme et de neutralité, la fraternité a justifié l’exclusion des « non-frères » que sont les femmes et les personnes racisées, au motif d’une égalité qui donne à chacun·e sa place ; ainsi une femme ou une personne racisée serait du côté du particularisme et de non la communauté dans son ensemble.
C’est pour cela que Réjane Sénac propose de sortir de cette « fraternité » qui exclut. Si aujourd’hui on remplaçait « fraternité » par « sororité », la majorité d’entre nous ne considérerait pas ce terme comme inclusif mais précisément comme excluant une partie de la population. Ce simple raisonnement met en évidence le paradoxe du terme « fraternité ». Peut-être est-il temps d’en changer, ou à tout le moins de faire évoluer notre devise ? Pour ce faire, le terme d’« adelphité » [1] est une solution, mais il continue de véhiculer l’analogie avec la famille que l’on a avec « fraternité ». Dès lors, elle propose de remplacer « fraternité » par « solidarité ». Il est temps d’arriver à se considérer comme des semblables.
À ce titre, la chronique de Raphaël Enthoven est révélatrice d’une idéologie contre les preuves, contre la réalité, de ce positionnement dogmatique sur le mythe de l’égalité. Pour rappel, il estimait que la fraternité et la sororité n’avaient « rien à se dire »
, car la sororité exprime une « solidarité clanique »
s’appliquant « à toute minorité qui, en réaction à une tutelle, imaginaire ou réelle, éprouve son appartenance comme une valeur en soi et privilégie les siens sur les autres »
. Pour Réjane Sénac, « les déclarations de Raphaël Enthoven constituent un cas d’école de l’attachement à cette asymétrie qui résiste au-delà du politiquement correct sur l’égalité et le féminisme »
. Elle ajoute à juste titre que « l’affirmation finale de cette chronique selon laquelle «la sororité est à la fraternité ce qu’un club est à une nation» se prévaut d’une métaphore pour mettre hors jeu le questionnement féministe en le dépolitisant. Elle est aussi révélatrice de la force d’un imaginaire national(iste) que l’on aurait pu croire absent de cette frange intellectuelle. »
Il n’est pourtant plus un mystère aujourd’hui que la virilisation de la langue française résulte d’une construction historique (les travaux d’Éliane Viennot sont d’une grande clarté pour quiconque s’y intéresse un tant soit peu). La règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » existerait car « «le masculin est plus noble que le féminin» à cause de la supériorité du mâle sur la femelle »
, selon les grammairiens et académiciens Claude Favre de Vaugelas et Nicolas de Beauzée... Réjane Sénac nous rappelle ainsi que « par le biais du langage, c’est un ordre sexué inégalitaire qui est mis en scène comme étant le cadre à travers lequel nous devons parler, penser, vivre »
.
Mais il n’y a pas que le discours autour du langage qui mène à la dépolitisation des luttes des « non-frères ». Aujourd’hui encore, des processus concrets et indispensables aux combats féministes et antiracistes sont dénoncés par les puissants. Il ne faudrait pas trop s’émanciper...
C’est ainsi que l’autrice met également au jour les mécanismes de la dépolitisation et de la délégitimation de celleux de la catégorie des « non-frères » qui luttent pour accéder au statut de « frère » afin de prétendre à l’égalité. Ainsi, les féministes se font régulièrement reprendre sur les questions de langage, puisqu’il y aurait toujours plus urgent, plus important. Certaines démarches ne seraient qu’accessoires, ou pire, contre-productives pour la cause à défendre… Et puis, entre grandes causes à défendre, encore faut-il établir un ordre de priorité dans l’agenda politique et médiatique.
C’est ainsi que souvent se présentent des dilemmes qui ne ne devraient même pas être formulés : « Il faut choisir entre accueillir les migrants et aider les SDF, entre financer la politique de la ville ou la politique d’égalité femmes-hommes. » Cette mise en concurrence des discriminations et des inégalités permet aux « frères » de masquer en vérité l'entremêlement des systèmes de domination.
En novembre 2018, le ministre de l’Éducation a émis le souhait de porter plainte pour diffamation contre le syndicat SUD 93 qui, à l’occasion d’une formation syndicale portant sur l’antiracisme à l’école, avait prévu d’organiser deux ateliers syndicaux en « non-mixité raciale » et de dénoncer le racisme d’État. Cette prise de position du ministre n’est pas isolée, des positions similaires sont courantes, nombreuses, violentes, et occultent les rapports de domination en procédant à un renversement des responsabilités.
De fait, il est aisé de constater une cristallisation des instruments d’émancipation : il y a une forme de condescendance et d’asymétrie dans les leçons données. Le besoin de non-mixité (comme outil d’action et non comme but) est en réalité révélateur du monde profondément inégalitaire dans lequel nous évoluons. Il est pourtant logique que celleux qui subissent des discrimination aient des moments à elleux, qu’iels puissent avoir la liberté de définir elleux-mêmes leur modalité d’émancipation et le cadre de leur lutte. En le leur reprochant, on nie les discriminations qu’iels subissent : on finit par renverser les responsabilités. On accuse ainsi les personnes racisées d’être racistes et les personnes féministes d’être sexistes… bref, le monde à l’envers.
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« Dans un contexte qui n’est pas celui de la ségrégation légale, c’est-à-dire quand la non-mixité n’est pas contrainte, mais peut-être choisie, et uniquement dans ce contexte, la non-mixité politique peut être un outil d’émancipation, un outil et non une fin. C’est un moyen participant d’un objectif qui est celui de tendre vers une société où le mélange ne sera pas synonyme de cohabitation inégalitaire. »
La non-mixité raciale est souvent au cœur de polémiques, et comme le fait remarquer l’autrice, c’est bien moins le cas de la non-mixité de genre. La question des luttes antiracistes serait-elle moins facilement acceptable, car plus clivante ? Ce double standard pose question : l’une des raisons évoquées par Réjane Sénac est que la non-mixité de genre est apparemment vue comme un outil non menaçant, à l’inverse de la non-mixité raciale. Les deux œuvrent pourtant de la même manière et dans le même objectif : libérer la parole des personnes concernées dans des espaces safe, protégés de l’intervention intempestive des personnes non concernées. Pourtant, si la non-mixité de genre est aujourd’hui plutôt acceptée, cela n’a pas toujours été le cas : elle était, dans les années 1970, au cœur de polémiques, jusqu’à être qualifiée de misandrie !
Les mœurs changeant parfois pour le meilleur, et même si le chemin est encore long, il ne reste qu’à espérer et à continuer de travailler à ce que la non-mixité raciale suive la même route et finisse elle aussi par être mieux acceptée.
Non-mixité n’est ainsi pas synonyme d’exclusion des hommes cisgenres, ni des personnes blanches. Leur participation aux luttes féministes est la bienvenue, et sous-entend qu’iels ont conscience de leurs privilèges, et donc de leur nécessité de laisser un espace dédié à la parole des personnes concernées.
Une fois dénoncés les arguments fallacieux favorables au maintien d’un ordre établi marqué par une inégalité structurelle et organisée, Réjane Sénac ne s’arrête pas là. Elle s’interroge aussi sur ce qui permet ce maintien, et c’est la question du Droit, de l’outil juridique, qui se fait jour.
Pour ce faire, Réjane Sénac part de la réalisation, notamment par le biais de mouvement #MeToo, de la dimension systémique du sexisme et de la culture du viol. Cela rend impossible le fait d’échapper aux violences sexistes et sexuelles, peu importe le niveau social. La solution pourrait-elle donc résider dans la création de loi, d’une législation propre à ces problématiques ?
Le droit n’est pas un outil neutre. Réjane Sénac, en citant Jacques Derrida, explique que « le droit est toujours une force autorisée »
, il n’est donc pas évident d’en faire un instrument permettant d’accéder à l’égalité. Au contraire : traditionnellement, la législation permet de renforcer des rouages de domination, d’où la nécessité de s’en emparer avec précaution. Pour Pierre Bourdieu, il s’agit même d’un « des mécanismes les plus puissants à travers lesquels s’exerce la domination symbolique ou, si l’on préfère, l’imposition de la légitimité de l’ordre social »
.
Telles que se présentent aujourd’hui les choses, la législation est encore bien souvent dans une dynamique de contrôle et de prolongement du cadre au sein duquel « […] les hommes séduisent les femmes qui n’ont d’autres choix que de consentir ou de décliner avec grâce et légèreté, même si la «proposition sexuelle» les importune »
.
À la lecture de L’égalité sans condition, on ne peut que reconnaître la grande qualité et clarté de la démonstration de Réjane Sénac. Ce véritable plaidoyer pour une égalité, loin des mythes et des rapports de domination, permet de s’interroger sur les fondements sexistes et patriarcaux de la République française. « Comme nous y invite Monique Wittig, émancipons-nous d’une économie politique hétéronormée et racialisée qui, en faisant de nous des femmes et des hommes de couleur (ou pas), nous empêche d’être des individus libres et/car égaux. On ne naît/n’est pas femme ou homme, on le devient ; il est temps de nous donner les moyens de devenir des semblables. »
Titre : L’égalité sans condition – Osons nous imaginer semblables
Autrice : Réjane Sénac
Éditions : Rue de l'échiquier
Genre : Essai
Nombre de tomes : 1
Pages : 96
Prix indicatif : 10 €
ISBN : 978-2-37425-147-9
Date de publication : 07 Mars 2019
Réjane Sénac, Bronwyn Winter, Maxime Forest (co.dir), Global Perspectives on Same-Sex Marriage, A neo-Institutional Approach, Palgrave MacMillan Global Queer Politics, 2018
ISBN 978-3-319-62764-9
Prix eBook $89, Broché $119
Réjane Sénac, Les non-frères au pays de l’égalité, Presses de Sciences Po, 2017
ISBN 978-2-7246-2000-9
Prix 12 €
Réjane Sénac, L’égalité sous conditions : genre, parité, diversité, Presses de Sciences Po, 2015
ISBN 978-2-7246-1735-1
Prix 25 €
Réjane Sénac, L’invention de la diversité, PUF, 2012
ISBN 978-2-13-059219-8
Prix 28,50 €
Réjane Sénac, « Dilemmas of Equality: Perspectives from France and the USA » de l’ International Social Science Journal, March-June 2010
Réjane Sénac, « Que sais-je ? » sur La parité, PUF, 2008
ISBN 978-2-13-056391-4
Prix 9 €
Réjane Sénac, L’ordre sexué – La perception des inégalités femmes-hommes, PUF, 2007
ISBN 978-2-13-056544-4
Prix 29,50 €
[1] « Adelphe » est le pendant neutre de « frère » et « sœur ».