
Étant passionnée par l’histoire de la mode, je me suis penchée sur les débuts de la haute couture, et la création de la « mode » à proprement parler, des tendances vestimentaires adoptées par la majorité de la population, changeant au fil des saisons. Malheureusement, même s’il s’agit d’un domaine que l’on pourrait qualifier de « très féminin », les hommes dominent le monde de la mode et du vêtement de luxe. En effet, on constate une très importante division du travail sexuée dans ce milieu : les femmes exercent en majorité les métiers précaires et peu reconnus : « petites mains », couturières… quand les hommes occupent le devant de la scène médiatique, avec des noms de stylistes/designeurs célèbres tels que Christian Dior, Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier… Les principales évolutions de la haute-couture sont attribuées à des hommes couturiers : Charles Frédérick Worth aurait créé la première maison de haute-couture en 1858, Paul Poiret aurait libéré le corps des femmes au début des années 1910…
Dans cet article, j’aimerais vous présenter des figures clés de l’histoire de la mode, indémodables ou oubliées, qui ont toutes à leur manière laissé leur trace dans l’histoire de la haute couture. La mode, ce milieu que l’on a si souvent associé aux femmes, de façon péjorative et méprisante, est pourtant un excellent médium pour comprendre l’évolution de nos pratiques et représentations corporelles. Et d’ailleurs, qui de mieux placé que des femmes pour habiller le corps féminin ?
Rose Bertin, Louis-Roland Trinquesse
Un nom de nos jours oublié, Rose Bertin est pourtant la première à révolutionner la production de vêtements, inventant le principe de « mode » tel que nous le connaissons. Avant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la conception de vêtements est une affaire d’hommes, tailleurs, couturiers, qui produisent des modèles standardisés dont les coupes changent très peu au cours des siècles. Les modes sont lancées par les clientes, souvent de l’aristocratie. Puis arrive Rose Bertin, jeune femme du bas peuple, avec une petite formation de modiste dans un atelier parisien. Très vite, ses talents sont aperçus par des dames de haut rang, notamment la princesse de Conti, qui l’introduit à la cour. Grâce à sa notoriété elle fonde son magasin, Au Grand Mogol. Au départ simple marchande de mode, c’est-à-dire personne qui s’occupe juste des décorations et des accessoires de la robe/tenue complète, elle va bientôt élaborer ses propres modèles et être à l’origine de la mode champêtre et moins engoncée de la fin du XVIIIe siècle. Elle devient très vite proche de la reine Marie-Antoinette, qui la nomme « ministre des modes ».
C’est à elle que l’on doit la robe-chemise, simple robe de gaze blanche qui fit scandale quand Vigée-Lebrun représenta Marie-Antoinette dans cette tenue si simple qu’elle ressemblait à un déshabillé. La simple picarde devient ainsi la couturière la plus prisée de Versailles et de l’aristocratie parisienne. Tout le monde raffole de ses tenues et de ses trouvailles. Elle privilégie les robes à étoffe simple et bon marché, concentrant tout le luxe de la parure dans les bouillonnés, dentelles et autres décorations. Avec elle, une petite révolution s’impose : les couturier·e·s ne sont plus de simples exécutant·e·s, iels deviennent « designeureuses ».
Ruinée par la Révolution, elle s’exile en Angleterre pendant un certain temps et revient à France lors du Premier Empire. Même si son succès part en fumée avec la fin de l’Ancien Régime, elle reste une figure importante de femme créatrice et entrepreneuse avant l’heure, tout en étant restée toute sa vie célibataire.
Jeanne Beckers, née à Saint-Denis, fait ses premiers pas dans le domaine de la couture à Rouff, où elle entre en apprentissage comme modéliste. Après son mariage avec Isidore Jacobs, dit Paquin, elle ouvre en 1891 sa propre maison de couture à Paris, rue de la Paix. Ses robes sont appréciées pour leurs inspirations historicisantes et leurs matières romantiques.
En cette fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, l’essor des maisons de couture est à son acmé et il est difficile de savoir où donner de la tête entre les Soeurs Callots, Jacques Doucet, Paul Poiret ou encore la très renommée maison Worth. Paquin réussit à tirer son épingle du jeu en prenant en compte l’importance de la publicité et de la promotion de sa marque. Elle n’hésite pas à habiller de ses créations de jeunes modèles ou femmes en vogue et à les « exhiber » lors de sorties à l’Opéra ou de grands prix équestres. Elle est aussi l’une des premier·e·s à mettre en place les défilés de mode, où tous les grands noms de la société sont invités pour découvrir ses dernières créations.
À partir des années 1910, elle fait le pari de l’internationalisation et ouvre des succursales à Londres, New York, Madrid et même à Buenos Aires. Ses vêtements s’arrachent et donnent le ton du moment, remettant au goût du jour les tailles hautes façon Empire, les motifs japonisants et le costume tailleur pour les femmes modernes et indépendantes. Véritable businesswoman, Jeanne Paquin se retire en 1920, laissant derrière elle un empire florissant. La maison Paquin cessera son activité en 1956.
La maison Lanvin est la plus ancienne maison de couture encore en activité. Si de nos jours elle est connue pour la flamboyance de son dernier designeur, Alber Elbaz, il ne faut pas oublier qu’en 1889, c’est une femme, Jeanne Lanvin, qui l’a fondée.
Aînée de onze enfants dans une famille assez pauvre, Jeanne commence dès treize ans à travailler dans le domaine de la mode, dans la chapellerie plus précisément. Commençant comme garnisseuse de chapeaux chez « Madame Félix », elle fait vite ses preuves et en 1885, ouvre un magasin de mode puis sa propre boutique en 1889, où elle présente surtout des chapeaux. C’est la naissance de sa fille qui va changer sa destinée, ainsi que celle de sa boutique. Marguerite, dite « Marie-Blanche » est la fierté absolue de sa mère qui commence alors à lui concevoir des robes de fillettes. Avec la croissance de Marguerite, les robes deviennent des robes pour femmes et le talent de Lanvin est reconnu. En 1909, elle lance sa première collection et la renommée l’attend au détour.
Jeanne Lanvin, en plus d’accorder une extrême importance aux détails et aux finitions de ses vêtements, accorde une attention très particulière aux couleurs. Tant et si bien qu’elle ouvrira ses propres ateliers de teintures à Nanterre pour concevoir son bleu Lanvin si particulier, inspiré des pigments de Fra Angelico.
Le succès de la maison atteint son apogée dans les années 1920, où en plus d’influencer la mode, elle agrandit sa boutique en lançant le département décoration et parfumerie. Peu attirée par les lignes tubulaires de la « Garçonne » des années 1920, elle crée la robe de style, robe juvénile dont la jupe s’étale comme une corolle au niveau des hanches.
En 2015, le Palais Galliera, Musée de la Mode de la ville de Paris, présenta une rétrospective sur la vie de Jeanne Lanvin et sur sa maison de couture, magnifique hommage à une couturière brillante et innovante. Pour en savoir plus.
Jeune fille de province, elle commence son apprentissage de couturière à Paris mais le quitte rapidement au gré des conventions que constituent travail, famille et mari pour parfaire sa formation outre-Manche. Là-bas, après un court séjour comme couturière dans un asile, elle intègre l’atelier de Kate Reily, qui habille les femmes de la bonne société britannique. Son talent est vite reconnu, notamment grâce à sa maîtrise du drapé. Elle va passer dans de grands ateliers de renom, les Sœurs Callots, Jacques Doucet… avant d’ouvrir sa propre maison de couture en 1912. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que son succès est reconnu.
Minimalistes, ses robes sont faites pour épouser le corps des femmes et non le contraindre. On peut même affirmer qu’elle est la première à supprimer le corset à la fin des années 1910. Amoureuse des lignes naturelles, elle travaille et drape ses tissus à la forme du corps féminin. Elle devient maîtresse dans la coupe en biais, coupant ses pièces dans la diagonale du tissu afin d’obtenir une élasticité et une fluidité sans pareilles. Vionnet est plus qu’une couturière, c’est une ingénieure : ses patrons sont de véritables chefs d’oeuvre de technicité. Elle travaille aussi beaucoup les pièces géométriques, inspirée par l’Art Déco des Années Folles.
Elle prend sa retraite en 1939, le jour où commence la Seconde Guerre mondiale. Vionnet reste dans la milieu de la haute couture un véritable symbole, et continue d’inspirer de nombreux designeureuses.
Gabrielle Chanel, dite Coco, est assurément la figure la plus emblématique de la haute couture française. De nombreuses oeuvres littéraires ou cinématographiques ont décrit sa vie extraordinaire et mouvementée, et pour être honnête, il y a tant à dire que je ne m’étendrai pas beaucoup sur le sujet. Ayant grandi dans un orphelinat, elle est poussée par les dames chanoinesses au métier de couseuse. Tout en travaillant à la Maison Grampayre, Gabrielle, qui a toujours eu un côté rebelle et indocile, passe ses nuits au Grand Café et à la Rotonde de Moulins. Là bas, tout en charmant les officiers, elle pousse la chansonnette, ce qui lui vaudra rapidement le surnom de Coco - en rapport avec la chanson Qui qu'a vu Coco dans l'Trocadéro ?
En 1908, elle fait la connaissance d’Etienne Balsan, qui devient son amant et son protecteur. Mais c’est sa rencontre avec Boy Capel, homme d’affaires anglais, qui va la lancer dans le domaine de la mode. En 1909, elle ouvre sa première boutique, où elle confectionne des chapeaux. Ses créations sont appréciées pour leur simplicité qui contraste fortement avec les chapeaux démesurés et extrêmement décorés de l’époque.
Au début du la Première Guerre mondiale, elle ouvre sa maison de couture à Biarritz, puis à Deauville, suivant ainsi sa clientèle aristocratique qui tente d’échapper aux affres de la guerre. Le style Chanel dénote déjà fortement des influences du moment. Ses créations sont très sobres et pratiques. Elle est la première à raccourcir les jupes et à supprimer la taille. En 1915, la pénurie de tissu lui donne l’occasion d’introduire le jersey, maille alors réservée aux tricots de corps et aux maillots masculins, dans la garde-robe féminine. Grâce à sa souplesse et son élasticité, le jersey permet de réaliser des robes confortables, s’adaptant naturellement aux corps des femmes. Son style est simple et pratique, jouant sur les codes masculins/féminins et le vestiaire sportif.
Sa maison devient emblématique et atteint le succès pendant l’entre-deux-guerres. C’est là qu’elle va créer son indémodable « petite robe noire » - le noir étant jusqu’alors destiné seulement au deuil - et lancer sa ligne de parfum en sortant le célèbre N°5 le 5 mai 1921. Toutefois, Chanel ferme très rapidement sa maison de couture au début de la Seconde Guerre Mondiale, et ne reprendra pas l’aiguille avant 1954, date à laquelle elle lancera son fameux tailleur en tweed.
Coco Chanel est indubitablement une figure exceptionnelle de la mode aussi bien de l’histoire française, mais il ne faut pas oublier qu’elle reste une figure extrêmement controversée, notamment pour son comportement lors de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, elle joua un rôle ambigu lors de l’Occupation et était connue pour son antisémitisme acéré, ayant essayé de déposséder ses principaux actionnaires, les frères Wertheimer, à cause de leurs origines juives.
Cette créatrice italienne est assurément la plus excentrique et avant-gardiste de tout le monde de la mode de son époque ! Née dans une famille romaine universitaire, elle s’installe à Londres pendant la première partie de sa vie et après un mariage raté, décide de se lancer dans la couture à Paris. En 1927, elle ouvre sa première boutique, consacrée aux vêtements de sport, où elle confectionne en particulier des pulls avec de grands noeuds en trompe-l’oeil, très appréciés par le public. Quelques années après, elle installe sa maison de couture place Vendôme et atteint la notoriété.
Schiaparelli introduit dans l’esthétique vestimentaire une dimension artistique en plus du fonctionnel. Dès son arrivée à Paris, elle se rapproche du mouvement dadaïste et fera de nombreuses collaborations avec de célèbres peintres, Salvador Dali ou Jean Cocteau. Selon Gertrud Lehnert, « Schiaparelli conçoit la mode comme un art, intrinsèquement lié à l'évolution des beaux-arts, et notamment de la peinture ». Dans l’esprit de l’art du moment, ces créations sont pour le moins extravagantes, avec un grand soin apporté aux broderies élaborées, aux couleurs très vives - le Rose Shocking - , aux boutons spécialement confectionnés par des designeureuses et par le détournement d’objets, comme son célèbre chapeau-escarpin. On reconnaît son style à tous les coups tant ses créations sont excentriques et artistiques. Elle est peut être la première à inventer le principe de « haute couture », dans le sens d’une production artistique plus que d’un habit portable.
Après un exil aux Etats-Unis pendant l’Occupation, elle retourne à Paris et reprend son activité, embauchant au passage un jeune modéliste, Hubert de Givenchy… Mais des contraintes financières l’obligeront à fermer sa maison de couture en 1954.
Madame Grès, née Germaine Émilie Krebs est une figure plutôt discrète, n’ayant jamais eu la postérité et la promotion des autres couturières évoquées dans cet article. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de lui consacrer quelques lignes, tant son travail est unique et exceptionnel. Elle débute en tant que modiste en 1934 sous le nom d’Alix, et prendra le nom de scène de son mari, le sculpteur russe Serge Czerefkov en 1935. De petite taille, toujours habillée de façon austère et turban dans les cheveux, son apparence dénote totalement avec ses créations. Remettant au goût du jour le style antique, elle crée des robes de soirée épurées, aux drapés impressionnants. Sa matière de prédilection est le jersey de soie, dont elle utilise des quantités astronomiques pour produire une seule robe. En effet, elle réalise les drapés directement sur le mannequin, les cousant sur une base corsetée. Pour cela, elle invente le pli Grès, qui consiste à réduire un lé de tissu (environ 280 cm de large) en seulement 7 cm par la création de multiples plis très serrés. Il n’est pas sans dire que son travail est d’une précision et technicité formidables.
La maison Grès, toujours en activité, fut cédée par la créatrice en 1984 à Bernard Tapie, pour ensuite être rachetée en 1988 par un groupe japonais.
Bon, je l’avoue, je suis plus passionnée par l’histoire de la mode que par la mode contemporaine. De nos jours, même si les hommes ont toujours la part belle, de plus en plus de femmes sont à la tête de maison de couture. On pourrait écrire des pages et des pages sur Nina Ricci, Sonia Rykiel, Miuccia Prada, Donatella Versace, Rei Kawakubo… Pour terminer cet article, j’ai choisi de me concentrer sur celle qu’on surnommera « l’enfant terrible de la mode ». Westwood incarne avec ses créations la sous-culture britannique, créant en 1971 sa première boutique, d’abord dans le style hippie, puis s’orientant vers la mode punk. Ses créations habilleront les Sex Pistols ainsi que les New York Dolls. Son style, excentrique et coloré, s’inspire de la culture urbaine et des rockers. Elle sera la première à remettre le tartan au goût du jour et à l’intégrer dans le vestiaire punk, et n’hésitera pas à s’inspirer des modes anciennes pour ses collections, toujours plus expérimentales et baroques.
Plus que provocatrice, Westwood n’hésite pas à passer un message politique dans ses créations. Elle décide de ne pas utiliser de fourrure, même fausse, dans ses collections et se serait aussi prononcée pour l’indépendance de l’Ecosse.
Meyer-Stabley Bertrand, 12 couturières qui ont changé l'Histoire (2013), Pygmalion
Cet article a été grandement inspiré par ce livre très complet, mais n’hésitez pas si vous êtes intéressé·e·s à explorer le sujet avec des biographies qui ne doivent pas manquer. Surtout, je vous invite à explorer sur Internet (Pinterest par exemple) les différentes créations de ces couturières, pour le plaisir des yeux !