10 décembre 2016

Les Gros Mots féministes : entretien avec Clarence Edgard-Rosa

Les Gros Mots féministes : entretien avec Clarence Edgard-Rosa

Voilà un peu plus d’un mois que L’abécédaire joyeusement moderne du féminisme de la journaliste et blogueuse féministe Clarence Edgard-Rosa, Les Gros Mots, est sorti. Après l’avoir dévoré, puis feuilleté à nouveau pour le plaisir, nous avons pu poser quelques questions à l’autrice.

Non, « féminisme » n’est pas un gros mot, et le titre de ce lexique est un gouleyant pied de nez à tou·tes celleux qui le pensent, l’affirment, le crient ! Car après lecture des définitions de toutes ces expressions liées aux luttes féministes, quiconque persisterait à affirmer qu’elles sont vilaines serait de bien mauvaise foi.

Clarence avait déjà commencé son travail de vulgarisation d’expressions féministes sur son blog, Poulet Rotique, fin 2014, avec la plume vive et pleine d’humour qu’on lui connaît. Mais elle a gardé secrète la préparation de son livre jusqu’au dernier moment : une surprise qui tombe à pic pour la saison des wishlists et des sapins !

Couverture du livre Les Gros Mots de Clarence Edgard-Rosa, le titre est écrit en rouge sur bleu, sur fond de statue de l’Antiquité levant le poing.

Tu es tombée dans la marmite du féminisme étant petite, si j’ose dire (seize ans si j’ai bien suivi les interviews précédentes). Penses-tu que lire un tel ouvrage à l’époque aurait changé ton militantisme ? De quelle façon ?

Ça aurait probablement fait gagner un peu de temps à l’adolescente que j’étais ! Ma porte d’entrée théorique dans le féminisme, c’était Beauvoir, quand j’avais seize ans. Le Deuxième Sexe est un livre incroyable, puissant, il m’a donné l’impression de remettre l’univers dans le bon sens. Je me souviens vraiment avoir eu la sensation de respirer différemment après l’avoir lu. Mais on ne peut pas dire que ce sont les mots les plus proches de ce qu’on vit, quand on est une lycéenne dans une petite ville, à l’ère de MSN Messenger.

S’éduquer aux questions féministes prend du temps. On questionne les stéréotypes qu’on a nous-même intégré, le regard qu’on porte sur le monde du fait de notre éducation, de notre milieu social, de notre culture… C’est un chemin long et bouillonnant, parfois houleux. J’ai mis beaucoup de temps à avoir accès à des ressources qui me secouent un peu dans mon statut de fille privilégiée à plusieurs titres, par exemple étant blanche. Et puis, quand je repense à l’adolescente que j’ai été, je réalise aussi le nombre de situations vécues comme « normales » à l’époque, alors qu’elles ne l’étaient pas du tout !

J’étais une gamine plutôt grande gueule qui ne se laissait pas marcher sur les pieds mais, comme chez tout le monde, beaucoup de mythes sexistes avaient infusé en moi. Je me serais peut-être affirmée de façon plus « juste » si on m’avait mis entre les mains, à seize ans, un bouquin qui me donne accès à ces mots qui permettent de comprendre les enjeux très concrets du féminisme dans nos vies à tou·tes.

Tu as déclaré que ce livre était pour tou·tes, « initié·es » ou non. Mais il y a bien une catégorie de personnes qu’il te ferait plus plaisir de toucher, non ? Laquelle ?

C’était vraiment important pour moi de proposer un livre accessible et qui puisse causer à tout le monde. Mais oui, bien sûr, quand une toute jeune fille me dit qu’elle y a trouvé des outils pour s’affirmer, ou qu’un petit mec me confie que ça lui a donné envie d’adopter une posture plus active dans la recherche d’égalité à son échelle, c’est particulièrement merveilleux.

Expressions anglophones, concepts persos (« syndrome de Youporn »), inclusion des combats queer et de la convergence des luttes en général… Comment as-tu choisi les termes que tu définis dans le livre ? As-tu eu du mal à en trouver suffisamment ou au contraire as-tu été obligée de te délester de certaines définitions ?

Le moins qu’on puisse dire c’est que je n’ai pas eu à réduire la liste ! Mais ce qui m’a valu quelques heures à m’arracher les cheveux, c’est de trouver pour chacun des termes un angle bien défini qui permette à l’ensemble d’être rythmé et équilibré, entre les concepts forgés il y a longtemps et les enjeux nouveaux. Il était essentiel pour moi d’aborder presque en fil rouge l’intersectionnalité, parce qu’il me semble qu’il est vain de considérer les problématiques féministes aujourd’hui sans prendre en compte ce qu’elles ont de liens avec les autres terrains d’inégalités qui jalonnent nos expériences.

Zoom sur la lettrine M, on y voit notamment une main et un mug imprimé “male tears”. copyright @Editions HugoDoc

En achetant un pareil ouvrage, nombreuxes sont celleux qui s’attendent, sans doute, à des photos récentes, ou d’archives, pour accompagner le propos. Tu as choisi de faire appel à Lucie Birant, illustratrice, pour des collages à chaque lettre de l’alphabet. Pourquoi ?

Je souhaitais que ce livre permette à chacun·e de s’approprier les mots du féminisme. Dans la même démarche, j’ai préféré miser sur des interprétations que des illustrations littérales. Je trouve le travail de Lucie magnifique et très fort en ce qu’il ajoute au côté ludique de l’abécédaire. C’est un peu un jeu de piste qu’elle propose, avec son interprétation de chaque « gros mot ». Les lettrines qu’elle a réalisées jouent les anachronismes d’un bout à l’autre, entre la modernité de la typo et les compositions à l’ancienne façon enluminures. Ça nous a fait sourire de faire ce pied de nez à celleux qui pensent que le féminisme est une notion ringarde !

Tu dis avoir rédigé cet ouvrage pour lutter contre la désinformation, en particulier en période de backlash  [1]. En tant que journaliste, n’y a-t-il pas là aussi comme une forme d’appel de phares à tes consœurs et confrères ? Quelles « maladresses » t’énervent le plus dans un article sur les thématiques abordées dans ton livre ?

Oui, nous sommes vraiment à l’orée d’un backlash et la récente actualité politique ne fait que le confirmer. Dans un temps comme celui-ci, je crois qu’il ne faut pas avoir peur des mots, mais il faut aussi les utiliser sans les déshabiller du sens politique qu’ils portent. Ça me met en colère de lire des articles utilisant la formule « théorie du genre » comme si de rien n’était, qui parlent de personnes trans avec les mauvais pronoms, qui confondent les mots « genre » et « sexe » et les alternent de façon aléatoire, dans une moindre mesure ceux qui confondent allègrement « vagin » et « vulve » et participent sans le vouloir à un obscurantisme qui a de beaux jours devant lui… Je suis aussi très inquiète de continuer à voir les faits de violences sexistes relatés au mieux comme des « dérapages », au pire comme des faits divers, éliminant toute notion de violence sexiste.

Les Gros Mots de Clarence Edgard-Rosa, illustré par Lucie Birant, Éditions HugoDoc, collection « Les Simone », 14,95 €, disponible ici.

[1] Backlash : expression anglaise signifiant « contrecoup », souvent utilisée pour parler d’un « retour de bâton » réactionnaire, rétrograde, protectionniste, après une période d’avancées sociales.