
Quelque chose comme un « mouvement de libération des hommes » ne pouvait être créé qu’en réaction au mouvement de libération des femmes dans une tentative de faire du féminisme un objet servant les intérêts opportunistes des hommes qui y participaient. Ces hommes s’identifiaient eux-mêmes comme des victimes du sexisme œuvrant à l’émancipation des hommes. Ils considéraient que les rôles rigides étaient la source principale de leur persécution, et bien qu’ils veuillent faire évoluer la notion de masculinité, ils n’étaient pas particulièrement préoccupés par leur oppression ou leur exploitation sexistes des femmes. Le narcissisme était caractéristique des groupes de libération des hommes et leurs participants passaient en général un temps certain à s’apitoyer sur leur sort.
bell hooks, De la marge au centre
Note : sauf exception, il sera ici fait mention par le terme hommes de la globalité des hommes cisgenres. Les hommes transgenres subissant eux-mêmes des discriminations au sein des sphères privées comme professionnelles et n'étant pas perçus par la rédaction commes des alliés mais comme des concernés, ils ne seront pas compris dans ce raccourci.
Il aura fallu un certain temps pour que les réseaux féministes se penchent sur le cas de « Happy Men », un réseau non mixte masculin de cadres engagés pour l'égalité professionnelle hommes / femmes. Le réseau, créé en 2013, avait alors reçu un accueil de la presse des plus enthousiastes. En juin 2015, Pascale Boistard, alors Secrétaire d'État, ouvrait leur premier forum annuel au Ministère des Droits des femmes. Ce n'est qu'à sa troisième édition, accueillie par le Ministère des Affaires sociales et clôturée par la nouvelle Secrétaire d'Etat à l'égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa, que les Happy Men ont fait l'objet de critiques diverses. Ces dernières étaient d'abord fondées sur la non-mixité des cercles Happy Men (les groupes de parole entre hommes créés dans plusieurs grandes entreprises), mais pas de leur forum.
Ce forum a fait alors l'objet de deux articles adoptant un point de vue critique, sur Libération (qui avait cependant salué le réseau lors de sa création) et sur NEONmag. Les discussions sur Twitter se sont poursuivies autour de plusieurs aspects centraux des Happy Men (la non-mixité masculine, le concept de « plancher de verre »). Très rapidement, de nombreuses personnes de la twittosphère féministe et LGBT+ ont constaté qu'elles étaient bloquées par le réseau, avec lequel elles n'avaient pourtant jamais interagi. Les critiques de la twittosphère féministe et LGBT+ se sont ensuite concentrées sur de très nombreux tweets du compte officiel des Happy Men, sur lesquels je reviendrai.
Avant cette polémique, quelques personnes s'étaient cependant montrées critiques à l'égard des Happy Men, notamment des pères qui avaient échangé avec le compte @mercredi_c_papa (dont le créateur est également celui de Happy Men) ou bien des militants comme le réalisateur Patric Jean, souvent cité à côté des Happy Men dans des articles consacrés aux « hommes qui s'engagent pour l'égalité » et qui en avait donc découvert l'existence un peu plus tôt. J'avais quant à moi découvert l'existence du groupe en octobre 2016 un peu par hasard par l'intermédiaire de mon ancien lycée, et j'avais tenté d'en faire une critique constructive sur le site des Vendredis Intellos, persuadée de la bonne volonté de ces messieurs et convaincue qu'une petite mise au point bienveillante leur permettrait de corriger les aspects problématiques de leur discours.
Mes principales critiques portaient :
Je maintiens toutes ces critiques et j'en approfondirai certaines, mais je souhaiterais m'interroger plus directement sur les aspects antiféministes et masculinistes de ce réseau qui se veut pro-égalité, et par conséquent sur la complexité des frontières entre le féminisme institutionnel (celui qui s’exprime de façon visible dans les politiques publiques, les partis ou organisations politiques majoritaires, le gouvernement ou encore les médias traditionnels), le discours sur l'égalité femmes / hommes et les différents discours antiféministes ou masculinistes. J'aimerais de surcroît interroger cet exemple dans le contexte politique de l'élection d'Emmanuel Macron, un président qui se dit « profondément féministe » tout en diminuant de 27% le budget dédié aux droits des femmes, et souligner les écueils de la conception de l'égalité F/H qui caractérise son positionnement politique (mais qui était déjà bien ancrée dans le paysage politique…).
Que dire d'abord de ce compte Twitter autour duquel la polémique (ou la shitstorm, comme vous préférez) s'est cristallisée à partir du forum des Happy Men qui s’est déroulé au Ministère des Affaires Sociales cette année ? Avons-nous, comme le suggère le réseau, surinterprété, mal compris, sélectionné malhonnêtement d'anciens tweets qui ne disent rien des positions des Happy Men ?
Les tweets repérés par la twittosphère sont relativement récents et témoignent d'abord d'un manque de maîtrise des réseaux sociaux assez étonnant de la part de professionnels. Les confusions entourant ce compte sont en partie liées au fait qu'il s'agit de l'ancien compte de l'association Mercredi_c_papa fondée par Antoine de Gabrielli, dirigeant de la société Companieros qui a créé le réseau Happy Men. Le compte a été utilisé pendant un certain temps comme un compte semi-personnel, où le fondateur (semble-t-il) exprimait librement ses opinions privées. Il n'y a cependant pas de rupture nette entre la gestion du compte @mercredi_c_papa et celle du compte Happy Men.
Alors que le compte est désormais censé représenter un grand nombre de personnes et est soutenu par plusieurs grandes entreprises, on y trouve pêle-mêle des tweets favorables à l'égalité femmes / hommes, des retweets de bons articles sur des sujets féministes, mais aussi des blagues sexistes ou transphobes, des articles antiféministes de Causeur ou Boulevard Voltaire [1], des liens vers des articles provenant de sites de groupes de pères séparés, des propos défendant les violences éducatives ordinaires, banalisant les violences faites aux femmes, et surtout, autour de 2013, des propos hostiles à l'ouverture du mariage aux couples de même sexe [2].
Un tweet des Happy Men déplorait ainsi la souffrance des pères montés sur des grues car ils avaient été « privés de leurs enfants » ; à une féministe qui soulignait que l’un des militants avait été condamné pour violences conjugales, le compte répondait : « Priver un homme du droit de voir ses enfants, c’est inhumain ». Le compte Twitter répondait également à Claire Serre-Combe, militante d’Osez Le Féminisme, qui dénonçait les violences faites aux femmes comme le produit du patriarcat que « raisonner en termes de culture face à la violence pulsionnelle est toujours sujet à caution ». Le compte s'indignait enfin de la condamnation par la justice d’un père qui avait frappé son enfant (une fessée), car « un enfant apprend avec son corps tout autant qu’avec sa tête ».
Les critiques ont poussé le réseau à publier quelques jours plus tard un communiqué qui répondait essentiellement aux critiques du forum et de la non-mixité. Le texte ne présente aucune excuse pour les propos tenus et affirme que les articles (pourtant retweetés sans aucune distance critique) ne sont là que pour nourrir le débat. Autrement dit, les Happy Men ne voient dans ces très nombreux tweets rien dont il faille se détacher ou s'excuser, ou a minima préciser qu'ils n'engagent pas le réseau mais seulement son fondateur. Avec ce communiqué, le réseau assume – jusqu’à nouvel ordre – l'ensemble des propos tenus sur ce compte.
Le compte a également expliqué les nombreux blocages de comptes Twitter par une politique qui consiste à bloquer toute personne qui « insulte » qui que ce soit sur le réseau. Si un⋅e utilisateurice lambda a bien le droit de bloquer qui bon lui semble sur Twitter – où les insultes, en effet, fusent vite –, la situation d'un réseau pro-égalité qui se retrouve au bout de six ans à avoir bloqué un certain nombre de militantes féministes et LGBT+ est quelque peu gênante. De surcroît, la définition de ce qui constitue un propos insultant semble large : par exemple, la militante Stéphanie Lamy, qui n'était pas bloquée, l'a été immédiatement après avoir adressé une série de critiques sans aucune insulte aux Happy Men, en utilisant simplement le mot « masculinistes » pour décrire le groupe.
Plus largement, les interactions avec le compte Twitter des Happy Men ont révélé une incapacité à intégrer les critiques, tantôt calmes, tantôt plus virulentes, des féministes qui remettaient en question leurs propos ou leurs moyens d'action en faveur de l'égalité. Ils nous accusent de réagir « par idéologie », d'être détaché·e·s du monde réel, nous appellent à plus de pragmatisme et refusent de considérer que le point de vue des féministes sur le sexisme puisse être prioritaire dans le domaine de l'égalité femmes / hommes, ou que nous ayons un droit de regard autre qu’approbateur sur les actions menées par des hommes dans le but de nous « aider ».
Si certains propos tenus sur ce compte me paraissent d’abord refléter les positions du fondateur qui gérait le compte (en particulier les propos hostiles au mariage pour tous), d'autres me semblent représentatifs des ambiguïtés du réseau et de son positionnement face aux luttes féministes. L'idée d'un féminisme issu des luttes des années 1970 entretenant volontairement une opposition entre hommes et femmes pour une guerre des sexes et sans résultats substantiels semble bien partagée au sein du réseau, comme en témoignent les interactions entre une militante et un ancien élève de son école membre des Happy Men.
Dans son communiqué, le réseau se défend d'être un mouvement masculiniste :
«Happy Men n'est pas un mouvement « masculiniste » ou de défense des intérêts des hommes. En revanche, pour convaincre les hommes de s'intéresser à la question de l'égalité femmes-hommes, Happy Men a cherché à s'appuyer sur les bénéfices que les hommes pouvaient y trouver, à savoir : lutte contre les stéréotypes de genre, rupture avec la culture du présentéisme au travail et les injonctions à la mobilité. »
La défense des Happy Men consiste également à dire « nous ne nous revendiquons pas féministes », et à parer ainsi toutes les critiques des féministes, comme si elles étaient hors-sujet :
« Happy Men est centré sur la question de l’égalité professionnelle, qui propose, aux hommes comme aux femmes, de pouvoir mieux réussir leur vie professionnelle ET personnelle. Le féminisme est un courant de pensée qui embrasse des thèmes très diversifiés, dont l’égalité professionnelle n’est qu’un aspect. Happy Men n'est pas un projet féministe en soi, même s’il rejoint, sur la question de l’égalité professionnelle, certaines préoccupations féministes. »
Ce positionnement appelle plusieurs remarques. Tout d'abord, pourquoi ne pas être féministe ? Est-il réellement possible, quand on travaille sur une thématique largement balisée par les travaux féministes, de ne pas être féministe sans se positionner contre le féminisme ? De quelle façon le réseau rejoint-il alors ces préoccupations féministes ?
Par ailleurs, les Happy Men reçoivent des moyens matériels et financiers, une attention médiatique et des soutiens d'entreprises ou de structures liées au féminisme (réseaux féminins, ministère des droits des femmes, centre Hubertine Auclert, etc.) parce qu'ils se présentent comme un réseau dont l'objet est d’œuvrer pour l'égalité hommes / femmes. Un réseau simplement dédié à la question de l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle n'aurait à mon avis jamais reçu un tel soutien. Les deux aspects du réseau semblent alors se destiner à des publics différents : d’un côté les Happy Men parlent aux hommes de conciliation vie privée / vie professionnelle pour les convaincre, de l'autre ils insistent auprès de leurs soutiens sur l’égalité femmes / hommes pour recevoir une légitimité institutionnelle (par exemple au titre des politiques de RSE). L'articulation de ces deux aspects est le postulat de départ des Happy Men : favoriser l'équilibre vie privée / vie professionnelle des hommes, c'est œuvrer pour l'égalité hommes / femmes. Or ce postulat s'avère, comme on le verra, fragile.
Enfin, le réseau Happy Men ne peut se comprendre que par rapport aux luttes féministes, dans une relation de concurrence de facto – et ce d’autant plus que les ressources liées à leur position sociale et professionnelle leur assurent une excellente visibilité – même si le réseau revendique à première vue une complémentarité à partir d'une perspective différente (celle des hommes...). Le réseau reprend en effet des travaux féministes ou les relaie ; surtout, il emprunte une partie du vocabulaire féministe mais souvent en le détournant ou en le dépolitisant. Le réseau parle de « stéréotypes de genre », de « charge mentale », se réfère au « plafond de verre » qu'il associe à son propre concept, le « plancher de verre », parle de « libération de la parole » en non-mixité pour justifier la non-mixité masculine, et évoque même une « libération des hommes » grâce au combat pour l'égalité hommes / femmes. Cette très grande confusion lexicale mérite d'être clarifiée à partir des enjeux et de l'idéologie qu'elle recouvre.
Un dernier élément du discours des Happy Men en concurrence avec les luttes féministes est que leur mouvement vient dépasser les contradictions ou les limites d'un féminisme mené par les femmes pour les femmes, qui échouerait désormais à produire des améliorations significatives. Ce discours avance qu’il s’agit là d'une erreur stratégique et présente in fine le féminisme comme un discours idéologique, de culpabilisation, fondé sur une logique d'opposition aux hommes peu constructive. Le féminisme « traditionnel » ne parviendrait pas à voir l'intérêt de la participation des hommes de pouvoir au combat pour l'égalité, ni les intérêts communs des hommes et des femmes. De cette présentation aux poncifs antiféministes, il n'y a qu'un pas. Le « discours magique » destiné à convaincre les hommes présenté par le fondateur dans une interview récente est à cet égard éloquent :
« J’étais comme toi. Moi aussi, je pensais que c’était un sujet de bonnes femmes (sic), un problème politique, politiquement correct, féministe, culpabilisateur… Alors que c’est un sujet universel et vachement intéressant, où tous les hommes ont un rôle à jouer, et qui est bon pour les hommes comme pour les femmes ».
Face à ce vieux féminisme qui peine à se renouveler, les Happy Men vendent un combat « universel », ouvert aux hommes, pragmatique, un nouveau défi à relever par les hommes pour le bonheur de tous et l'harmonie du monde, pour faire sortir le sujet de son « pré-carré féminin ». Cette posture ne les empêche pas de construire une véritable théorie alternative au féminisme, que je qualifierais d'antiféministe. Cet antiféminisme ne présente pas les hommes comme des victimes des excès du féminisme comme le feraient certains groupes masculinistes beaucoup plus directs, mais sape le fondement essentiel de la lutte féministe tout en reprenant certains constats particuliers : la reconnaissance d'une oppression systémique et asymétrique d'un groupe par un autre et le rôle actif de la classe des hommes dans le maintien de cette oppression. Cela se traduit par une symétrisation du système théorisé par les femmes, qui s'appuie sur de nombreuses erreurs évidentes et aboutit à une dépolitisation totale de l'égalité hommes / femmes.
Cette symétrisation – qui consiste à dire que le système est « perdant-perdant » – est particulièrement visible dans les emprunts faits aux concepts et aux théories féministes. Deux exemples sont éloquents : le concept de « plancher de verre » et la justification de la non-mixité masculine.
Le concept de « plancher de verre » résulte d'une double distorsion : la réduction de la question des inégalités professionnelles à celle de l'accès aux hautes responsabilités en partant du concept de « plafond de verre » pour produire une théorie beaucoup plus large, et la création d'un concept symétrique hasardeux fondé sur une opposition entre sphère privée et sphère professionnelle.
L’expression « plancher de verre » a été pour la première fois utilisée dans un article publié en juin 2011 par Antoine de Gabrielli, le créateur du projet Happy Men. Il est défini comme « tout ce qui empêche socialement ou professionnellement les hommes de prétendre à un épanouissement hors de la seule sphère professionnelle ». Cette expression indique qu’un homme repose sur le plancher de son statut professionnel, mais que celui-ci l’isole de ses autres domaines d’épanouissement. Par ailleurs, le « plancher de verre » illustre la fragilité parfois angoissante d’un statut social ne reposant que sur la seule légitimité professionnelle : en dessous l’homme ne voit que le vide…
Le concept de « plafond de verre » est nécessairement modifié au passage, puisqu'il ne décrit pas à l'origine un cantonnement des femmes dans la sphère familiale mais bien un cantonnement à des statuts subalternes à l'intérieur de la sphère professionnelle. Ce qu'affirment les Happy Men avec leur concept, c'est que les femmes ont un privilège symétrique à celui des hommes : les femmes auraient le privilège de l'épanouissement personnel, les hommes celui de l'épanouissement professionnel. On peut faire plusieurs remarques sur ce concept :
Si l'on parle d'épanouissement personnel stricto sensu, on peut déjà remarquer que le temps libre des hommes est supérieur à celui des femmes.
Tableau sur la répartition des temps sociaux selon le sexe, en heures et minutes, tiré de l'INSEE
Si l'on admet que les tâches liées à la famille peuvent aussi apporter de l'épanouissement personnel, grâce aux relations affectives que l'on peut nouer à cette occasion, encore faut-il distinguer les tâches parentales des tâches domestiques (lessive, ménage, courses, etc.), qu'accomplissent majoritairement les femmes.
Enfin, les tâches spécifiquement parentales elles-mêmes ne sont pas indifférenciées : ce n'est pas un hasard si une bonne partie des articles sur les « nouveaux pères » représentent un père en train de jouer au ballon avec son enfant – les hommes se consacrent davantage aux activités de jeu et aux loisirs partagés, et s'investissent par ailleurs davantage auprès des garçons.
Rompre avec la culture du présentéisme dans l'entreprise ne suffirait pas à révolutionner cet état de fait. Une étude montre que lorsque le temps de travail des hommes et des femmes est équivalent, la répartition est toujours fortement inégalitaire. En ne parlant que d'épanouissement personnel et en l'opposant à l'épanouissement professionnel, les Happy Men invisibilisent toutes ces nuances et ces enjeux.
Le réseau Happy Men, qui a réalisé une étude sur les aspirations des hommes (en fait des hommes cadres), n’ignore d’ailleurs pas que ceux-ci ne souhaitent pas mieux partager les tâches domestiques et parentales. Mais pragmatisme oblige, puisque les hommes aspirent en revanche à passer plus de temps en couple en premier lieu, et plus de temps avec leur⋅s enfant⋅s, c’est ce qui sera mis en avant pour vendre aux hommes l’égalité. Antoine de Gabrielli s’appuie sur l’étude pour affirmer que « l’idée commune selon laquelle, si les hommes avaient plus de temps en dehors du travail, ils l’occuperaient prioritairement à des activités socialement valorisantes plutôt qu’à s’investir dans la vie de couple ou de famille, est une idée fausse ». Mais les aspirations décrites relèvent justement moins d’un investissement réel (c’est-à-dire la participation égale aux tâches) que du désir de temps de sociabilité avec ses proches.
C'est donc en considérant les tâches domestiques et parentales comme un travail que l'on peut souligner la plus grande asymétrie entre la sphère professionnelle et la sphère privée : le travail professionnel, lui, est rémunéré, conditionnant l’accès à l’indépendance et l’autonomie économique, à une protection sociale, une retraite ou un logement qui ne dépendent pas du conjoint.
L'idée qu'il existe des stéréotypes de genre qui entravent autant les hommes que les femmes permet de justifier la non-mixité masculine revendiquée par les Happy Men comme un moyen pragmatique d'amener les hommes sur le chemin de l'égalité. Le communiqué déjà cité qui justifie la pratique de la non-mixité reprend ainsi exactement les termes de la réflexion féministe sur la non-mixité… à un détail près : l'asymétrie introduite par la domination masculine.
Dans une première phase, ces cercles sont non-mixtes, pour assurer une liberté maximale d'échanges, comme dans de nombreux réseaux de femmes en entreprise. […] Ce qui est proposé aux Happy Men, c'est de franchir des barrières culturelles fortement ancrées. Cela ne peut se faire que dans un climat d'empathie et de confiance, qui permet aux uns et aux autres de partager en vérité leur ressenti, leurs frustrations et leurs contradictions, et aboutir à de vraies prises de conscience.
La non-mixité est ainsi présentée comme une façon de « libérer la parole » parce que les hommes auraient peur de montrer leurs faiblesses face aux femmes … mais pas face aux hommes ? Qui sanctionne le plus durement les hommes qui s’écartent des normes de masculinité ou qui tiennent un discours introspectif et personnel sur leurs frustrations, etc. ? Les femmes ? [3]
Rappelons les raisons de la pratique de la non-mixité féministe :
La pirouette du communiqué, qui consiste à rappeler que les réseaux de femmes pratiquent la non-mixité témoigne d'une incompréhension complète des enjeux de cette non-mixité militante. Les Happy Men vont jusqu'à proposer aux femmes une place dans leur réseau d'hommes, « amie des Happy Men » : inversion achevée – presque risible – des principes d'auto-organisation féministes, qui proposent souvent des suggestions pour que les alliés puissent participer sans pour autant prendre la main sur des associations féministes :
En revendiquant une symétrie entre le point de vue des hommes et le point de vue des femmes pour élaborer des moyens d'action et de lutte, les Happy Men adoptent bien une attitude paternaliste, sexiste et condescendante.
Cette position est confirmée par différents propos tenus sur Twitter, comme le partage d'un article de Boulevard Voltaire suggérant que le problème des ABCD de l'égalité est qu'elles n'ont été élaborées que par des femmes, pratiquant ainsi un « sexisme » contre les hommes.
Plusieurs propos s'inscrivent également dans une protestation de type Not all men qui refuse d'écouter les femmes au prétexte qu'elles ne s'expriment pas assez gentiment sur l'attitude des hommes, qui ne sont pas tous pareils. Enfin, on retrouve cette symétrisation à propos de la question des pères divorcés ou séparés, une question étroitement liée aux groupes masculinistes : le compte Happy Men reconnaît ainsi l’injustice que subissent les mères célibataires mais affirme qu'« une injustice n’en justifie pas une autre », à propos des pères « privés » de leurs enfants. La question des rapports de pouvoir, des violences physiques, psychologiques et économiques qui entourent le divorce sont à nouveau complètement ignorées.
L'enjeu est bien le rapport qu'entretiennent les hommes avec les luttes féministes : se pencher sur cette question permet de comprendre les glissements entre bonne volonté pro-féministe, maintien des rapports de pouvoir et discours antiféministes.
On peut d'abord relever des différences importantes entre les Happy Men et différentes formes de masculinisme ou d'antiféminisme : au Canada, certains groupes honorent la mémoire du tueur de masse antiféministe Marc Lépine, responsable de la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal en 1989, en le présentant comme une victime du féminisme. Il va de soi que les Happy Men ne s'inscrivent pas dans ce type de militantisme.
Plus généralement, les Happy Men refusent, contrairement à de nombreux penseurs masculinistes comme Eric Zemmour, l'idée d'une crise de la masculinité causée par les mouvements féministes, ou d'une hégémonie des femmes dans la société issue des mouvements féministes.
Ils se distinguent également des mouvements anti-genre français très proches de La Manif Pour Tous par l'absence d'essentialisation du sexe et l'adhésion à un projet de lutte contre les stéréotypes de genre qui est la bête noire de ces mouvements. Cela les conduit par exemple à refuser l'idée d'une égalité professionnelle qui permettrait un management « au féminin » plus doux et conciliant : les Happy Men insistent au contraire sur la dimension individuelle des compétences (caractéristique d’une approche libérale). Ils attaquent le problème par l'angle des talents individuels gâchés plutôt que par celui de talents spécifiquement féminins délaissés.
Pour autant, la position des Happy Men n'est pas radicalement anti-essentialiste, et se rapproche parfois d'un différentialisme léger. Leur site suggère ainsi qu'il est très important que les deux parents s'investissent dans l'éducation des enfants, mais que cela ne veut pas nécessairement dire que leurs rôles sont interchangeables. L'un des intervenants du forum 2015 problématisait la question de l'égalité à partir de la richesse de l'altérité homme / femme dans l'épanouissement des individus (sic). Comme montré plus haut, leur compte Twitter se permet par ailleurs de partager des visuels sexistes en suggérant que les stéréotypes ont toujours un fond de vrai, sur le ton de la bonne blague sans conséquences. Si le différentialisme est mis à distance du point de vue des enjeux de l'égalité professionnelle et ne conduit pas à la défense d'une répartition traditionnelle des rôles au sein de la famille, il reste présent et informe la conception de l'égalité comme « mixité » ou « diversité » harmonieuse.
La tendance clairement masculiniste de laquelle les Happy Men seraient le plus susceptible de se rapprocher en raison de leur projet est celle des groupes dédiés aux « droits des pères », tendance caractérisée par un discours favorable à l'égalité mais qui relève de la même logique de symétrisation de l'oppression dans un domaine annexe (le couple et la parentalité) : les pères seraient injustement traités lors des divorces, par leurs conjointes ou par les juges, du fait de leur genre.
Je m'appuie ici sur un article de Francis Dupuis-Déri sur le mot « masculinisme » dont la définition est très variable. Le masculinisme des Happy Men, en prenant un sens large du terme, est d'abord fondé sur l'attention portée aux hommes en tant que groupe, à leur condition masculine non en tant que dominants, mais à partir des préjudices qu'ils subiraient sous l'effet de stéréotypes. La distinction proposée par Jean-François Pouliot sur le mouvement des hommes au Québec en 1986 me semble très bien décrire ce qui distingue les Happy Men d'hommes féministes :
« Les pro-féministes interviennent à partir du constat des effets de l’oppression des hommes sur la condition féminine. Les masculinistes sont plutôt orientés vers la recherche et la prise de conscience des effets sur les hommes des stéréotypes associés à la condition masculine et vers les attitudes et pratiques jugées aliénantes qu’elles recouvrent. »
La difficulté est évidemment que ces catégories ne sont pas totalement imperméables : les Happy Men demandent bien aux hommes d'éviter les blagues sexistes au travail (tout en relayant des blagues sexistes sur leur compte officiel), de prendre conscience de leurs biais inconscients et de leurs stéréotypes sur les femmes, etc. L'expression « profem », abréviation de « pro-féministe » est devenue en milieu militant un terme péjoratif désignant un homme cisgenre qui se prétend féministe tout en ramenant tout à lui, en adoptant une attitude condescendante et en rappelant que « tous les hommes ne sont pas comme ça / les hommes aussi souffrent de stéréotypes », alors que ce terme est pour certain·e·s une façon de distinguer la position des concerné·e·s de leurs allié·e·s, tout en montrant leurs convictions communes. Le fait que le terme ait été introduit en France par le sociologue Daniel Welzer-Lang, spécialiste de la masculinité, accusé depuis plus de dix ans de harcèlement sexuel sur des étudiantes et dont les positions sont précisément centrées sur la souffrance des hommes, a également conduit certains hommes évoluant dans le milieu de la recherche à rejeter le terme (voir la note p. 349 dans la thèse d’Alban Jacquemart).
Dans sa thèse sur l’engagement des hommes, Alban Jacquemart montre bien que ces tensions et ces glissements traversaient déjà les groupes d’hommes issus de la seconde vague féministes, et que cela a conduit certains des hommes qu’il a rencontrés dans le cadre de ses recherches à quitter les groupes féministes en non-mixité masculine desquels ils s’étaient dans un premier temps rapprochés :
En outre, la place centrale de la masculinité et du travail de déconstruction conduit petit à petit, comme dans les années 1970 et 1980, à se penser comme victime des normes de genre. En conséquence, les groupes délaissent progressivement leurs interrogations et réflexions sur leurs modes d’exercice de la domination masculine pour se concentrer sur leurs souffrances.
Plusieurs définitions avancées par ceux qui se présentent comme masculinistes sans pour autant s’appuyer sur une théorie de domination féminine (contrairement à d’autres franges des mouvements masculinistes) s'inscrivent bien dans cette symétrisation des luttes, dont on a vu qu'elle caractérisait le discours des : le militant des droits des pères Mark Toogood définit ainsi le masculinisme comme :
« 1. Un réseau sympathique aux hommes […] ;
2. La conviction que l’égalité entre les sexes requiert la reconnaissance et la correction du préjudice et de la discrimination contre les hommes aussi bien que les femmes ;
3. Une perspective complémentaire plutôt que d’opposition au féminisme ».
Un militant québécois, François Brooks, se présente quant à lui comme « masculiste » pour éviter l'étiquette « masculiniste » qui serait un épouvantail créé par les féministes radicales, et revendique toujours une perspective symétrique et complémentaire :
« Le « masculisme » est au contraire un mouvement symétrique au « féminisme ». Il se penche sur la condition masculine […] Je ne me définis donc pas comme un (vilain) masculiniste qui s’oppose au féminisme, mais, tout comme il leur est légitime de réfléchir à leur condition féminine sous l’appellation de « féministe », qu’il me soit loisible de réfléchir sur ma propre condition avec d’autres hommes sur la philosophie « masculiste ». »
De mon point de vue, cette symétrie et cette complémentarité de deux mouvements n'est légitime qu'en faisant l'une de ces trois hypothèses :
Les deux premières hypothèses sont contradictoires avec le constat initial du féminisme, mouvement qui repose sur la lutte contre un système de catégorisation des individus selon une logique hiérarchique, au profit des hommes et au détriment des femmes. La position des masculinistes qui disent travailler de façon complémentaire avec le féminisme est donc fondamentalement antiféministe. J’évoquerai plus loin la troisième hypothèse.
La rhétorique des Happy Men repose sur l'idée que les femmes ont besoin d'hommes de pouvoir acquis à leur cause pour faire progresser l'égalité. Elle revendique une position pragmatique : tout mettre en œuvre pour convaincre les hommes d'être pour l'égalité, par tous les moyens possibles.
Mon hypothèse est qu'en cherchant à rendre des hommes favorables à l'égalité tout en renonçant à la théorisation féministe de l'oppression patriarcale, on ne convainc personne de quoi que ce soit. Toute la difficulté est de savoir si avoir des alliés qui maintiennent leur position de pouvoir et adoptent des lignes politiques molles qui leur sont peu défavorables est tout de même susceptible de faire évoluer la situation concrète des femmes ou non. Car la stratégie des Happy Men est bien celle-ci : ne surtout pas braquer, accepter la lenteur des hommes (car une petite tâche ménagère de plus, c'est mieux que rien – un petit pas pour l'homme mais un grand pas...), ne pas culpabiliser, ne pas se plaindre trop fort, et parler entre mecs : « Le seul truc qui marche, c'est le discours d'homme à homme » déclare le fondateur dans une interview à rue89. Les hommes s'assurent ainsi la maîtrise complète du discours, conçu et marketé pour les hommes et les entreprises, déconnecté des luttes des femmes.
Ce phénomène n'est pas du tout nouveau et plusieurs travaux sur les rapports des hommes au féminisme rendent compte de ces déplacements : les travaux de Léo Thiers-Vidal et d'Alban Jacquemart éclairent ainsi les résistances d'hommes qui se disent favorables à l'égalité à reconnaître d'une part l'asymétrie de l'oppression, d'autre part leur propre situation d'acteur dans ce système.
Alban Jacquemart a rédigé une thèse de sociologie sur les hommes féministes, en ne définissant cet engagement que de façon extérieure : l'engagement sur des thématiques d'égalité femmes / hommes, la participation à des associations féministes, etc. Il mentionne ainsi les Happy Men dans une interview, « Entre "Oser être soi" et partage du pouvoir, quel engagement des hommes ? »
« On constate que l'engagement des hommes dans une association féministe est directement corrélé à l'importance que cette association accorde à des sujets qui impliquent ou non une perte de pouvoir pour les hommes. Par exemple, tout ce qui apporte aux femmes sans rien retirer aux hommes […] est plus attractif que ce qui peut menacer leurs positions (comme la parité). Par ailleurs, les sujets qui sont lisiblement adressés à des institutions qui font tiers (comme l'IVG en tant que demande faite au législateur […]) sont plus séduisants pour les hommes que ceux qui portent directement sur les comportements masculins (quand on parle répartition des tâches ménagères ou sexisme ordinaire au travail)… »
Les Happy Men parlent effectivement de la répartition des tâches ménagères, mais leur sujet prioritaire interpelle justement un tiers : l'entreprise et l'organisation du travail, rendues responsables de l'inégale répartition des tâches. Ils évitent ainsi une approche de cette thématique qui entraînerait un coût effectif pour les hommes.
Alban Jacquemart note que les hommes ont peu de chances de s'engager simplement pour les femmes : ils vont le faire soit au nom d'une lutte universelle pour les droits humains, soit dans la perspective d'une lutte contre les identités assignées aux hommes comme aux femmes. Cela implique donc que « le féminisme [soit] désindexé, pour partie tout au moins, de l'expérience de la position sociale des femmes ». L'expérience, la situation et la parole des femmes peuvent ainsi être mises à distance.
La question est à nouveau de savoir quelles conséquences ce compromis a sur l'avancée des luttes. Alban Jacquemart souligne tout de même, d'un point de vue politique, l'importance d'un discours féministe clair pour éviter ce lissage théorique :
« Il est donc important d’insister sur les rapports de domination et leurs effets à une époque où le culte du non-conflit et du tout-dialogue invisibilise ces rapports de domination. Observer et dire qu’il existe des rapports de domination, c’est recentrer le sujet des inégalités, et non prôner la « guerre des sexes », pas non plus désigner des coupables et des victimes de façon binaire, ni nier la sincérité du « dominant » quand il exprime de l’insatisfaction ou des souffrances liées à sa situation. »
Léo Thiers-Vidal, contrairement à Jacquemart, part d'une théorie féministe matérialiste qui sert de norme à la définition des positions des hommes vis-à-vis de l'égalité et adopte d'une façon générale une perspective directement militante dans ses travaux (pour Alban Jacquemart, un homme qui milite dans une association féministe reste féministe même s'il nie complètement les rapports de domination de genre). Thiers-Vidal a également une expérience assez spécifique de l'antiféminisme en milieu militant, puisqu'il a rompu avec des groupes anarchistes en raison des résistances des militants au discours féministe des femmes de ces groupes (on est loin des cadres d'entreprise des Happy Men).
Il propose une typologie des différents positionnements masculins, que je résume à grands traits à partir de sources indirectes : un masculinisme explicite (les femmes sont inférieures aux hommes), un masculinisme implicite (il faut respecter les femmes mais hommes et femmes sont complémentaires dans la différence), un anti-masculinisme désincarné et un anti-masculinisme incarné.
L'anti-masculinisme désincarné décrit bien la position des Happy Men : Léo Thiers-Vidal met en évidence la tendance à symétriser les rapports de genre, le refus de se percevoir comme un sujet actif en adoptant une présentation abstraite (chez les Happy Men, les stéréotypes de genre ou l'organisation du travail dans l'entreprise ne semblent être qu'un héritage d'un lointain passé patriarcal) et une appropriation partielle des théories féministes, où l'exploitation et l'oppression ne sont plus mentionnées (ce qui se traduit chez les Happy Men par le remplacement de la question économique par celle de l'épanouissement personnel).
« Lors d’un camping anti-patriarcal organisé il y a quelques années en Ariège, les groupes de parole non-mixtes et mixtes ont rapidement fait émerger une asymétrie de vécus entre femmes et hommes, et donc de thématiques envisagées et de manières de les traiter. Très rapidement, des oppositions se sont en effet révélées : les hommes engagés ressortaient joyeux des ateliers non mixtes masculins où ils avaient par exemple abordé les premières expériences sexuelles, les fantasmes, l’expression d’émotions, tandis que les féministes ressortaient graves d’ateliers où elles avaient abordé les violences sexuelles et leurs conséquences sur leur sexualité et leur intégrité. Au cours de ces journées, cette distance a crû jusqu’à provoquer une confrontation : les féministes ont exigé que les hommes engagés prennent conscience de ce décalage, lié à l’oppression vécue par les femmes, et de la hiérarchie des positions genrées. Si elles ont, malgré leur colère et leur douleur, opté pour une approche très pédagogique, les hommes ont, eux, refusé de proposer une réponse collective et d’accepter cette main tendue. De surcroît, elles ont signalé qu’elles avaient été progressivement exclues des interactions mixtes : regards fuyants, disparition d’une convivialité présente auparavant. »
Il décrit dans le même article le processus par lequel les hommes s'approprient le féminisme en le vidant de son contenu, et en le détournant à leur profit, jusqu'à le rejeter :
« L’évocation des rapports entre femmes et hommes amène ces hommes à parler de leurs vécus personnels en excluant progressivement le vécu des femmes concrètes dans leurs propres vies. Le féminisme fonctionne alors comme un outil thérapeutique destiné à améliorer la qualité de vie masculine : les hommes utilisent l’analyse féministe pour transformer leur vie dans le sens de plus de bien-être ; si cela ne marche pas, alors ils rejettent le féminisme. »
C'est bien le risque des Happy Men : lorsque les hommes se rendront compte qu'ils ont effectivement des privilèges à perdre dans l'égalité F/H, que les quelques concessions qu'ils sont prêts à faire sont largement insuffisantes, que les féministes réclament plus et que leur bien-être ne sera pas nécessairement amélioré s'ils échangent des heures de travail rémunérées pour des heures de lessive non-payées (mais qu'ils perdront en revanche du pouvoir), que feront-ils ?
Parmi les stratégies qui permettent d'éviter aux Happy Men de prendre conscience qu'ils ne font qu'organiser le maintien de leur position dominante, la reconfiguration de la masculinité et le rapport aux hommes d'autres groupes occupent une place centrale, qu'il faut évoquer.
Le réseau se présente ainsi comme un programme associant développement personnel et réflexion sur l'organisation du travail en entreprise. Les cercles reposent sur l'échange entre hommes, afin que ceux-ci puissent exprimer leurs frustrations et leur mal-être face aux injonctions à la performance et le sacrifice de leur vie privée.
Cela s'inscrit dans une démarche de réflexion sur la masculinité, mais qui ne consiste pas à rompre avec la masculinité hégémonique (pour une présentation accessible de ce concept forgé par la sociologue Raewyn Connell, on peut lire ce billet sur Genre !), mais à la reconfigurer. En effet, il est possible de décrire la masculinité non comme un bloc mais comme un ensemble complexe et hiérarchisé, où les hommes qui s'écartent de la norme hégémonique sont effectivement sanctionnés. C'est le cas en particulier des hommes homosexuels ou perçus comme tels. Mais en dénonçant simplement un modèle de masculinité fondé exclusivement sur la compétition et la réussite professionnelle, ou en se plaçant à distance de formes de masculinité assimilées à la violence ou à un machisme explicite, on peut faire l’hypothèse que les Happy Men ne font que déplacer le point de référence vers une masculinité de catégorie sociale supérieure de surcroît fortement ancrée dans la paternité, qui se rapproche à beaucoup d'égard des traits spécifiques de la masculinité catholique, qu'il n'est pas difficile de laïciser (valorisation de la paternité, de la vie de famille et de l'équilibre humain). L'opposition entre sexisme bienveillant et sexisme hostile est un élément central dans cette définition d'un modèle masculin meilleur pour les hommes et pour les femmes [4].
Le rejet d’autres modèles de masculinité ne propose pas un contre-modèle marginal, mais une masculinité très bien intégrée au système existant et largement dominante (oui, même si « les gens se moquent » quand on fait partie des cercles Happy Men). On observe alors un positionnement assez fréquent chez les cadres, en particulier les cadres catholiques : demander un travail « plus humain », qui « ait du sens », et « laisse de la place à la vie privée » tout en étant parfaitement intégré au marché du travail et sans en remettre fondamentalement en question les logiques et leurs conséquences pour celleux qui n'ont pas le même pouvoir de négociation (compétition et concurrence s'exercent ainsi très différemment pour un·e cadre et pour un·e employé·e en CDD).
Les Happy Men insistent beaucoup sur les petites remarques adressées aux pères lorsqu'ils quittent le travail, pour aller chercher un enfant à l'école par exemple. Non seulement ces remarques, certes désagréables, n'ont pas de coût évident, mais elles sont d'abord des injonctions adressées à la conjointe (« ta femme ne pourrait pas le faire ? »). Les hommes féministes que je fréquente se plaignent plutôt davantage du nombre de compliments admiratifs qu'ils ont reçu lorsqu'ils s'occupaient de leurs enfants, alors que leur conjointe n'en recevait pas, même lorsqu'elle assumait la majorité des tâches. Le fondateur du réseau, au contraire, met en avant le fait que « pour beaucoup d'hommes, dire « je ne peux pas prendre cette mutation, ma femme a un boulot », « c'est extrêmement difficile » (dans l'interview à Rue89). L'enfermement dans les stéréotypes de genre fait sourire. Avouer être père en entreprise semble presque aussi difficile que de révéler son homosexualité dans son entourage professionnel. D'ailleurs, plusieurs médias titraient « les Happy Men font leur coming out » pour présenter le réseau. Ironique, puisque les Happy Men ne parlent à ma connaissance jamais de l'homophobie en entreprise.
Il faut préciser qu'à la différence de mouvements de pères ou d'associations d'hommes, les Happy Men sont d'abord un réseau inter-entreprise créé par Companieros, une société spécialisée dans la formation dans le domaine de la RSE (responsabilité sociale des entreprises), qui vend entre autres des formations sur l'égalité femmes / hommes. Le réseau Happy Men prévoit un programme de formation, impliquant un investissement financier de la part des entreprises dans lesquelles se créent des cercles : il est donc probable que ces formations soient assurées directement par Companieros, fondée également par Antoine de Gabrielli… alors qu'on peut légitimement s'interroger sur leurs compétences sur le sujet en lisant par exemple le concept de « plancher de verre ». Les Happy Men sont donc d'abord un projet lucratif pour Companieros.
Ces programmes, notamment la formation à l'égalité F/H, sont présentés comme bénéfiques à l'entreprise en lui permettant de mieux fonctionner et d'améliorer son organisation, mais un enjeu majeur réside dans l'image de l'entreprise (ce qui est assez logique). Nous avons donc une entreprise qui tire des revenus de formations dont on peut questionner la pertinence politique et sociale, et des entreprises qui dépensent de l'argent pour ces programmes et communiquent sur ces investissements. Le tout sous le bienveillant regard de différents gouvernements, qui semblent y voir l'avenir des luttes pour l'égalité.
C'est qu'en effet la portée des Happy Men dépasse largement le domaine de l'entreprise et du management. Ou plutôt : le confinement des politiques pour l'égalité au management est en soi politique. Les Happy Men ne se contentent pas de présenter le sujet de l'égalité F/H à partir de leurs propres préoccupations : cela se traduit par des positions politiques concrètes, qui reposent sur la défense de leurs intérêts économiques d'hommes cadres – bien que le réseau affirme dans son communiqué ne pas défendre les intérêts des hommes.
Puisque les postulent au départ que l'égalité sera favorable aux femmes, aux hommes et aux entreprises, tout coût réel ou contrainte pour les hommes ou pour l'entreprise est écarté : ainsi, les Happy Men critiquent l'idée de congé paternité obligatoire, trop contraignante, mais réclament que le congé paternité soit indemnisé à 100 % (alors qu'il est indemnisé selon les mêmes conditions que le congé maternité), en faisant une condition pragmatique pour que ce congé paternité soit pris par les hommes – laissant de côté le fait que la stabilité de l'emploi est le facteur le plus important. De la même façon, les Happy Men mettent en avant le télétravail comme une piste majeure face au présentéisme rendu responsable de l'organisation du travail domestique au sein du couple, et réclament plus de flexibilité dans le temps de travail, éliminant les enjeux de la réduction du temps de travail ou des horaires fractionnés pour les employé·e·s ou ouvrier·e·s payé·e·s à l'heure et ne pouvant travailler à distance.
Toutes ces revendications s'inscrivent dans une logique de minimisation des coûts pour les hommes qui prennent en charge une partie du travail domestique et parental, mais il n'est même pas certain que cela aide les femmes, tant les changements se situent à la marge. Les Happy Men répètent que leur engagement est crucial parce qu'ils sont au pouvoir : c'est justement ce qui est inquiétant, compte-tenu de leur point de vue très partiel sur ces sujets.
La mise en avant de ces cercles qui ne portent aucune demande coûteuse ou contraignante par Marlène Schiappa dès les premières semaines de la présidence d'Emmanuel Macron renforce les inquiétudes suscitées par la politique pour l'égalité femmes / hommes de celui-ci : abandon au cours de la campagne d'un léger allongement du congé paternité (le caractère obligatoire étant d'emblée exclu), défense de principe du droit à l'IVG dans le programme d'En Marche pour aider les femmes à concilier vie familiale et vie professionnelle (sic), refus de toute nouvelle politique contraignante pour les entreprises, engagements très flous sur la question des gardes avec une approche uniquement libérale de l'enjeu des crèches, promesse d'un ministère plein des droits des femmes devenu un simple secrétariat à l'égalité, nomination de Marlène Schiappa qui soutient les associations de défense des privilèges des pères, approche sécuritaire des violences faites aux femmes, et surtout, baisse du budget dédié aux droits des femmes annoncée dans le courant de l’été 2017.
L'égalité professionnelle et le souci de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée (pour les femmes, mais aussi pour les hommes) deviennent alors le front principal de la réflexion sur l'égalité femmes / hommes, invisibilisant d'une part les conséquences des politiques économiques et sociales sur les femmes, et d'autre part le manque de volonté politique et la baisse des moyens pour protéger les femmes des violences physiques, psychologiques ou économiques au sein de la famille ou pour créer les conditions d'une égalité réelle.
[1] « Comment faire l'égalité homme / femme sans les hommes » sur Boulevard Voltaire retweeté le 5 février 2014, et « On ne naît pas victime, on le devient » sur Causeur.
[2] Les propos n'affirmaient pas une opposition frontale mais suggéraient que le mariage entraînerait la PMA ou la GPA et s'inquiétait de l'introduction d'un « droit à l'enfant ». Le compte suggérait par ailleurs à ses interlocuteurs la lecture des textes de la Conférence des Évêques de France et du rabbin Gilles Bernheim, et a retweeté un lien vers le site Homovox.
[3] L'exemple convoqué par Antoine de Gabrielli concerne un groupe d'amis, tous en couple, qui n'ont parlé de leurs difficultés qu'entre hommes, hors du regard des conjointes. La transposition de cette expérience à l'entreprise oublie simplement que les relations entre hommes et femmes au sein de l'entreprise sont beaucoup plus rarement des relations conjugales – ce n'est pas la même chose de ne pas oser parler de ses frustrations auprès des femmes et auprès de sa femme ou des amies de sa femme. Par ailleurs, notons qu'il arrive que dans un groupe d'amis, des personnes de même sexe soient en couple, mais l'hétérosexualité est un présupposé constant dans la réflexion des Happy Men (le groupe de parole des amis d'Antoine de Gabrielli aurait-il été aussi efficace si deux des hommes avaient été conjoints ?).
[4] Les masculinités ne sont d'ailleurs pas cloisonnées : j’ai par exemple souvent vu des hommes catholiques très pratiquants (retraites fréquentes, responsabilités pastorales, etc.) et pères de famille tenir des propos sexistes, faire des blagues sur le viol ou plaisanter en commençant par un « c'est mon petit côté macho » prétendument auto-dérisoire, tout en accordant une grande importance à la vie familiale et à la sphère non-professionnelle. On s’adapte aussi aux contextes.