28 novembre 2016

Emily Gonneau : la musique sans permission

Emily Gonneau : la musique sans permission
Cet article fait partie du dossier Portraits professionnels

Lorsque l’on pense domination masculine, on ne pense pas qu’à Bourdieu, mais à tous les engrenages qui empêchent les femmes, à tous les niveaux du système, de s’affirmer dans un monde d’hommes. On pense rarement au monde de l’art, que l’on imagine cool et progressiste, mais qui est tout aussi genré, et dans lequel les hommes défendent corps et âme le pouvoir qu’on leur a accordé. C’est pourtant dans celui-ci qu’Emily Gonneau, l’une des seules femmes fondatrices d’un label musical en France, s’est installée.

Quelle vision avez-vous de votre carrière et de votre façon de travailler ?

Ma carrière est pluridisciplinaire. J’ai commencé dans la musique il y a douze ans de manière audacieuse, en tant que stratège à Londres, et j’ai vite fait de l’opérationnel dans un label. Avoir vu comment ça se passait en haut m’a permis de mieux comprendre comment agir sur le terrain. J’ai ensuite monté ma boîte de management d’artistes et d’édition musicale, car je voulais élargir mon champ de compétences. Grâce à tout cela, je connais toutes les facettes de la carrière d’un·e artiste, et j’ai une vision très transversale de tous les domaines musicaux.

Parlez-moi de votre label à venir, Unicum Music.

Il sera lancé officiellement début 2017. Le nom vient d’une boisson hongroise très vieille, que je trouve assez infecte, mais dont le nom signifie « unique ». Je ne voulais pas faire un label par genre musical, il y en a déjà assez de très bons qui existent. Chez Unicum, les artistes ont chacun·e leur univers différent, dans lequel iels font leur truc. Avec cette idée, quand je vais avoir envie de signer un·e artiste, il faut qu’iel apporte quelque chose de clairement singulier, au niveau du message, du son. Il faut que j’aie envie de défendre son approche. Je ne crée pas un label pour des choses forcément commerciales, ni pour que toutes les chansons se ressemblent. Il y a des choses très engagées, d’autres pas du tout, du hip-hop, trip-hop, indie-pop… La seule chose que ces artistes aient en commun, c’est leur singularité.

Photo d'Emily Gonneau par Ally Pitypang.

Quelles expériences particulières avez-vous vécu, en tant que femme dans le monde de la musique ?

Les mêmes que toutes les femmes, je pense. On a toutes nos épisodes sexistes. Il y a deux ans, j’ai écrit un article (en anglais) sur ce que c’est qu’être une femme dans l’industrie musicale, dans lequel je faisais remarquer qu’on parle beaucoup de la misogynie envers les artistes, qui est très réelle, mais qu’il y en a aussi beaucoup envers les professionnelles à tous les échelons – en label, en production… Ce sexisme a des conséquences sur la manière dont on travaille avec les artistes notamment – bien sûr, il y a aussi une majorité d’hommes aux postes clefs. Il y a beaucoup de sexisme que l’on a intériorisé en tant que femmes parce qu’on le vit au quotidien, on le considère comme normal. L’objectif de l’article était de dire que ce n’est pas normal et que les hommes peuvent faire leur part aussi : se dire qu’il faudrait arrêter de faire toujours des réunions à 18 h quand il y a dans l’équipe des femmes qui ont des enfants – parce qu’on a beau dire, c’est toujours aux femmes qu’on demande de garder les enfants. Ne pas faire des blagues graveleuses pour faire comme si on était potes, ne pas interrompre une femme dès qu’elle prend la parole, lui laisser la place de s’exprimer. Mais c’est aussi ne pas proposer systématiquement de créer une image sexy d’une artiste, se dire qu’il y a d’autres façons de travailler un clip et une image marketing.

J’ai mis quatre mois à écrire cet article, parce que j’avais longtemps essayé d’écrire sur le sujet de manière extérieure. Je me disais que si j’en parlais personnellement, de manière implicite, on considérerait que c’est un témoignage de plus, une petite crise d’hystérie qui devait passer – car les femmes n’ont ni les épaules ni le sang-froid, c’est bien connu, n’est-ce pas ? Et pourtant ce n’était qu’en tant que femme que je pouvais en parler.

Mais il y a aussi du positif. Quand j’étais enceinte, j’ai vécu ce moment à la fois avec bonheur et angoisse car il paraissait difficile de travailler comme avant et sans me prendre de remarques, au vu des contraintes d’horaires et de disponibilité de mon métier. Pourtant, des collègues m’ont félicitée car je continuais à travailler, ils m’ont dit qu’ils avaient vécu la même chose mais en tant que papa. Bon, forcément, ils ne le vivaient pas pareil, mais j’ai quand même été agréablement surprise : il y a pas mal d’hommes qui sont conscients qu’il y a un problème, mais qui ne font rien parce qu’ils ne savent pas comment faire avancer les choses à leur niveau. C’est important de leur faire comprendre qu’ils ont un rôle à jouer dans tout ça.

Comment allez-vous enseigner le féminisme à vos enfants ?

J’ai déjà commencé ! Mon premier est un garçon, du coup il y a un équilibre à trouver entre savoir à quel moment on va le sensibiliser à certaines choses – histoire qu’il ne fasse pas un rejet – et à quel moment on peut laisser couler. Ce sont des choses au cas par cas. Par exemple, un jour il m’a raconté qu’il s’était fait taper dans la cour, je lui ai demandé pourquoi et j’ai appris qu’Untel tapait un peu tout le monde, qu’il faisait peur à mon fils et qu’il lui avait demandé de taper une petite fille qui s’était laissée faire. Déjà à son âge elle avait intégré que ce n’était pas à elle de se défendre, que c’était le rôle des garçons. Je ne m’attendais pas à ce qu’un truc comme ça arrive si tôt. J’ai donc demandé à mon fils d’aller demander pardon, et d’accepter qu’elle pourrait ne pas avoir envie de lui pardonner. Il a mis du temps à comprendre, mais c’est fait. Je pense que c’est mieux d’apprendre comme ça, par des exemples concrets, que par des grandes leçons de vie très vagues pour son âge. Aujourd’hui, je me concentre aussi beaucoup sur le consentement. Pour lui et pour les autres. L’histoire des bisous, de ne pas lui en faire quand il n’en veut pas et inversement, par exemple, ce sont des petites choses mais c’est fondamental ! Ma fille vient de naître, et je suis encore plus vigilante avec elle, puisqu’elle ne sera pas simplement témoin du sexisme mais directement concernée par celui-ci. Je veux qu’elle se sente libre de faire ce dont elle a envie.

Quelles artistes vous inspirent ?

La première est l’une des artistes de mon label, Emilie Chick. Elle m’inspire énormément, autant sur le plan artistique que personnel. Sa force, sa sagesse, sa sensibilité, son engagement tout en subtilité, c’est ce qui marque dès qu’on la rencontre. Elle a trois enfants, et elle déchire tout.

Bien sûr, je ne peux pas ne pas parler de Nina Simone. Parce qu’elle était forte et sans compromis, qu’elle était en colère et avec raison, et imprévisible parce que libre. Sans parler de son talent et de son génie musical.

Enfin, dans un autre registre, j’admire beaucoup les Pussy Riot. Sans parler des dernières polémiques qui les entourent, je pense que ces femmes se battent avec courage pour leurs convictions et c’est exemplaire. Leurs réflexions politiques et philosophiques sont très fortes, ce n’est pas juste du militantisme de façade.

Je pense que ce que j’aime chez toutes ces femmes, c’est leur courage et leur force. Il en faut plus comme ça.

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