
Vous en avez peut-être entendu parler il y a deux ans, lors de la première annonce, M6 prépare une émission sur l’obésité, Opération renaissance, présentée par Karine Le Marchand.
Le concept est simple : prendre des personnes grosses qui souhaitent faire une chirurgie bariatrique et les suivre pendant 3 ans. Quand on sait comment ce genre de sujet est traité à la télévision, on est en droit d’avoir peur.
Et, sans grande surprise, tout ce qui a filtré sur l’émission est édifiant. Entre la présence de Cristina Cordula, qui n’est pas vraiment connue pour son engagement militant ; le fait que les participant·es aient l’obligation de passer par de la chirurgie reconstructrice de la peau en fin de parcours et le passif de M6 au niveau des émissions de relooking, on ne sait plus où donner du facepalm.
Et nous n’aborderons même pas l’idée – heureusement abandonnée depuis – de faire faire une randonnée aux participant·es à la fin du parcours avec sur le dos l’équivalent du poids qu’iels ont perdu, nous risquerions de devenir vulgaires.
Tout dans cette émission est visiblement fait pour être le plus spectaculaire et voyeuriste possible, au plus grand mépris de la dignité des personnes impliquées. Un parcours de chirurgie bariatrique est intrinsèquement violent, que ce soit physiquement ou mentalement ; et la dernière chose dont les personnes qui le vivent ont besoin, c’est ça.
Une personne obèse, c’est quelqu’un·e qui vit dans une société qui n’est pas adaptée et ne l’accepte pas, et qui doit lutter pour trouver des vêtements à sa taille, pour s’asseoir confortablement, pour recevoir des soins de base (médecin·es qui font des erreurs de diagnostic en ramenant tout au poids, brassards de prise de tension trop petits, etc.).
Une personne obèse, c’est quelqu’un·e à qui l’ensemble de la société – ses proches, ses collègues, des inconnu·es, ses médecin·es – rappellent en permanence qu’iel est gros·se, que c’est sa faute et qu’iel mérite ce qui lui arrive.
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Une personne obèse, c’est quelqu’un·e qui n’est pas considéré·e comme une personne à part entière. Le titre de l’émission est de ce point de vue révélateur : « Opération Renaissance », comme si la vie en tant qu’obèse n’était qu’une parenthèse, quelque chose qui ne compte pas, qui n’est là que pour attendre l’après, la vraie vie. Les personnes grosses ne sont pas l’avant d’un « avant après ».
Cette émission n’est pas là pour aider les personnes obèses. Elle est là pour faire peur aux autres, pour qu’iels soient terrorisé·es à l’idée de « finir comme ça », et qu’iels se jettent sur le premier régime venu au moindre kilo qui s’ajoute sur leur balance (alors que les régimes sont le meilleur moyen de prendre du poids à long terme). A-t-on vraiment besoin de rappeler le poids de l’industrie du régime ?
Les personnes grosses ne sont pas l’avant d’un « avant après ».
Elle est là pour remettre les personnes obèses dans le rang, sous couvert de les aider. Vous savez, comme ces petites phrases assassines qu’on est supposé·es accepter avec le sourire parce que « je dis ça, moi, c’est pour ton bien »
? Cette émission, en banalisant les chirurgies bariatriques, en donnant une fausse image de simplicité à ces opérations très lourdes et souvent irréversibles, va participer à la croyance populaire que les gros·ses le sont parce qu’iels le veulent bien, parce qu’iels sont faibles et n’ont pas de volonté.
Il suffit de discuter (ou plutôt d’écouter parler sans pouvoir en placer une) cinq minutes avec un Jean-Michel nutritionniste, et on a une « solution miracle » pour maigrir. Manger végane, manger hyperprotéiné, manger 8 mini-repas par jour, faire un jeûne intermittent… Si on les écoute, c’est simple de maigrir ! Au diable les TCA ! Au diable les corrélations prouvées entre niveau de vie et poids ! Au diable les études sérieuses qui prouvent que non les régimes X, Y et Z ne fonctionnent pas et sont extrêmement néfastes à moyen et long terme ! Au diable la science, puisqu’à la télé, on a montré qu’un·e gros·se pouvait devenir « quelqu’un·e » si iel y met un peu du sien.
Des émissions de ce genre existent depuis très longtemps à l’étranger. On peut notamment citer The biggest loser aux États-Unis, dans laquelle des personnes obèses s’affrontent pendant 30 semaines, en tentant de perdre le plus de poids possible pour gagner le grand prix. Sans surprise, les ancien·nes participant·es sont nombreuxes à reprendre la majeure partie du poids qu’iels ont perdu, et gagnent au passage des troubles du comportement alimentaire, des problèmes dans leur rapport à leur corps et parfois des problèmes de santé liés à la perte de poids trop rapide. On connait les risque liées à ces émissions qui font d’un sujet de santé complexe un divertissement. Pourquoi ce manque de réaction, alors ?
Quand le projet d’émission a été annoncé en 2017, des militant·es se sont insurgé·es. Des articles ont été écrits, une pétition a été créée, mais rien n’a changé. Pourquoi ? Parce que personne n’écoute les militant·es anti-grossophobie. Aux arguments et aux études cité·es par les militant·es concerné·es, le grand public – et le reste des militant·es – oppose des préjugés et de la médecine de comptoir.
Les gros·ses sont dépossédé·es de leurs luttes et de leurs outils, comme on peut le voir avec la récupération du « body positive » par le grand public et la dépolitisation du terme qui va avec. Ce qui était au départ un objet militant pour les personnes qui n’ont pas un corps normé (les personnes obèses, les personnes en situation de handicap physique, etc.) est devenu un mot clé à la mode, utilisé sur des selfies en bikini par des personnes correspondant à tous les standards de beauté.
La grossophobie n’est jamais prise en compte : on peut penser par exemple à Brooklyn 99 qui est souvent présentée comme la série « safe » alors qu’il y a deux personnages entiers qui n’existent que pour les blagues sur leur poids, sur le fait qu’ils s’empiffrent et qu’ils sont répugnants… parce que gros. Les gros·ses sont encore trop souvent oublié·es dans les luttes féministes.
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Nous avons demandé leur avis à quelques militantes anti-grossophobie :
Je suis grosse. Et je ne suis pas un phénomène de foire. Quand quelqu'un·e me regarde comme si j'étais un monstre, iel se laisse aveugler par ses préjugés. Quand on m'insulte, cela ne fait qu'ajouter au poids que j'ai déjà. Mais il n'est pas physique. Ce poids, c'est un vécu, un passé.
Il y a une multitude de choses qui font que l'on est gros·se. Mais dans la tête des gens, c'est parce que l'on mange trop, que l'on a une mauvaise hygiène de vie, que l'on est fainéant·e. Ce doit être plus facile pour elleux de penser ça, de ne pas aller plus loin dans leur réflexion. Le mieux serait encore qu'iels ne pensent rien du tout. Qu'iels voient uniquement une personne.
C'est à cause de ce genre d'émission que les gens ne nous voient pas comme des personnes, mais comme des anomalies, des attractions. Et vu que nous ne sommes personnes, pourquoi se préoccuper de notre bien être, de notre dignité ?
Je n'ai pas besoin de « renaissance » concernant mon poids. Je suis déjà née. Ce titre me choque, il donne l'impression qu'il faut tuer les gros·ses pour leur donner une meilleure vie. Ma vie est très bien. J'ai une famille cool, des ami·es merveilleuxes, des chats adorables, un boulot à fond la caisse, je dessine, je jardine, je fais des randos, je tricote, je cuisine. Pourtant, je suis grosse, je suis même énorme, mais ça n'a aucun impact sur ma volonté de vivre. Ce qui en a, en revanche, ce sont les regards dégoûtés, les insultes, les émissions en mode « freak show », la société inadaptée.
J'existe et je refuse de devoir changer pour le confort visuel d'une poignée d'intolérant·es.
Jay
Je suis toujours aussi choquée que l'émission Opération Rennaissance voie le jour (pas cette saison, mais en 2020 d'après le chargé de com des programmes que j'ai eu au téléphone l'autre jour). Car banaliser la chirurgie esthétique comme solution miracle pour les personnes gros·ses c'est non seulement les mettre en danger, car on a encore peu de recul sur ces pratiques et de plus en plus de retours négatifs émergent sur « l'après », et en plus, les candidat·es sont mal accompagné·es psychologiquement, alors que c'est déjà ce qui pêche dans le système normal, loin des caméras... C'est extrêmement violent de livrer la souffrance de ces personnes en pâture au public de la sorte, c'est encore un autre niveau de célébration du culte de la minceur. Choquée, en colère, dégoutée, mais pas surprise, en vrai. La grossophobie reste encore largement acceptable puisque c'est « pour le bien » des gens, et même dans les cercles militants féministes, woke, déconstruits et tutti quanti, on sent qu'il y a un petit effort pour ne pas dire de trucs grossophobes, mais pour avoir du soutien face à de la grossophobie tangible, comme pour empêcher cette émission, on se retrouve dans un décor de western. Je pense que beaucoup de minces « activistes » restent dans une forme de politiquement correct vis-à-vis de nous mais ne peuvent pas s'empêcher de voir la grossophobie comme un faux problème, car on aurait « juste » à mincir pour y échapper. C'est franchement difficile à vivre, mais on a l'habitude.
Donc même lorsque l'enquête de Buzzfeed est sortie, que la pétition de Gras Politique a eu un peu de visibilité, je me doutais que ça irait difficilement plus loin que l'indignation de surface. Là, ce qui me choque, c'est de lire que la prod (Potiche Prod + M6) ont eu des « autorisations spéciales » du CSA, de l'Ordre des médecins et du Ministère de la santé. Trois institutions que Gras Politique avait pourtant alertées tout début 2018. Au final, on a conscience du danger que représente ce programme, donc on lui file des dérogations ? C'est franchement gerbant…
Olga Volfson (@theutoptimist),
activiste fat et body positive
Je suis épuisée par toute la grossophobie qu'on se mange tous les jours. Mais cette émission Opération Renaissance m'a presque achevée. Elle est dans la lignée des émissions Relooking Extrême : Spécial Obésité ou <The Biggest Loser, c'est-à-dire des émissions bien voyeuristes, dégoulinantes de grossophobie et qui stigmatisent encore plus les personnes grosses ou obèses.
Elles sont présentées comme fainéantes, paresseuses et qui mangent trop ou mal, alors qu'on sait depuis des années que l'obésité est multifactorielle. On les force à faire du sport intensif alors que ça n'est clairement pas adapté pour des personnes en fort surpoids, ne serait-ce que par rapport aux articulations. Et dans l'émission de C. Cordula (qui n'est pas une grande alliée de la cause anti-grossophobie) et de K. Le Marchand, on nous présente la chirurgie bariatrique comme étant la seule et unique solution pour les personnes obèses.
Alors qu'on n'a pas énormément de recul sur ces opérations, et que des études commencent à pointer les difficultés post-opératoires par rapport au des patient·es ou à d'éventuelles reprise de poids… Je trouve ça dangereux et irresponsable. Mais tant que le public ne comprendra pas les enjeux face à la grossophobie et à ces émissions « poubelles », et tant que les autorités ne prendront pas de mesures, ça continuera malheureusement.
Je suis grosse, en obésité morbide selon l'IMC et chaque jour on me fait comprendre que je ne peux pas vivre avec mon (sur)poids. Ou pire, on m'accuse de promouvoir un mode de vie malsain et la maladie. Par contre promouvoir des régimes inefficaces et des opérations dont on ne connaît que très peu les effets sur le métabolisme à long terme, ça n'est pas dangereux ? Ça m'énerve.
Elawan
Contre l’émission de M6, pour l’instant pas grand chose si ce n’est signer la pétition et en parler autour de nous puis, au moment de la diffusion de l’émission, saisir le CSA.
Plus généralement, se renseigner sur ce qu’est la grossophobie, comment elle se manifeste et ce qu’elle implique. Pour cela, il faut lire des personnes concernées, sans pour autant leur réclamer un travail d’éducation : les contenus pédagogiques existent, c’est à vous de faire l’effort de chercher. D’autant plus que la période de diffusion de l’émission risque d’être particulièrement éprouvante pour les personnes obèses, car tou·tes les Jean·ne Michel·ine nutritionniste risquent de se sentir pousser des ailes : fort·es de leur nouveau savoir médical de pointe (non) acquis grâce à l’émission, iels vont asséner astuce éculée sur conseil dangereux à tou·tes les gros·ses qu’iels vont croiser. Quand ça ne sera pas insultes ou agression.
D’ailleurs, si vous vous demandez quand vous pouvez parler à quelqu’un·e de son poids, voici la réponse :
Il est vraiment temps d’arrêter de laisser les gros·ses sur le côté et de lutte pour elleux et avec elleux. En attendant, les copaines gros·ses, prenez soin de vous, et protégez-vous de ces contenus néfastes.