
Connaissiez-vous les termes libraresse, commissaresse, bourrelle, colonelle ou encore heaulmière ? Non, et c’est bien normal : l’histoire (et les hommes qui la font) a pris soin de supprimer toute trace de leur existence au fil des siècles. Éliane Viennot, professeuse de littérature française et militante féministe, s’emploie dans ses travaux à remettre au goût du jour les formes non sexistes qui ont disparu de la langue française, démontant au passage toutes nos idées reçues sur le langage non sexiste. Avec Le Langage inclusif, pourquoi, comment, elle remonte plusieurs décennies en arrière pour nous prouver que non, démasculiniser la langue ne revient pas à la déformer, ni même nier son histoire. Bien au contraire.
« L'écriture inclusive est […] un peu comme une lacération de la Joconde mais avec un couteau issu du commerce équitable »
; « Devant cette "aberration inclusive", la langue française se trouve désormais en péril mortel »
… Le débat sur « l’écriture inclusive » [1], qui fait couler beaucoup d’encre, ne date pas d’hier et, pourtant, continue de susciter l’émoi dans la presse. Le livre Langage inclusif : pourquoi, comment, publié au mois d’octobre 2018, vient à point nommé au milieu de cette bataille sanglante. Alors que les écrivain·es et journalistes s’écharpent et que l’Académie crie au péril mortel, Éliane Viennot, qui n’a pas peur d’utiliser le terme de « professeuse » pour se présenter [2], vient remettre un peu d’ordre dans nos idées.
Cette spécialiste de Marguerite de Valois n’en est pas à son coup d’essai : à l’origine de nombreuses études sur les relations entre les femmes et le pouvoir, elle est surtout l’autrice de plusieurs livres très complets et passionnants sur la langue française, comme Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! et L'Académie contre la langue française, pour ne citer que ceux-là. Langage inclusif : pourquoi, comment est donc la suite logique de son travail sur le sujet. Véritable mine d’informations sur notre langue et sur la manière dont l’histoire l’a façonnée, cet ouvrage se conçoit comme un outil pratique dans lequel chaque personne souhaitant s’essayer au français non sexiste pourrait puiser. Mais pas que.
Éliane Viennot est spécialiste du XVIe siècle, c’est donc en tant qu’historienne qu’elle aborde la question de la langue. Aussi, avant d’expliquer « comment » rédiger de façon « inclusive », elle tient d’abord à démontrer « pourquoi », en dégageant quelques-unes des évolutions qu’a connues le français au cours de l’histoire. L’argument massue de Viennot est en effet le suivant : la plupart des propositions qu’elle va nous présenter ne sont pas des innovations, mais sont au contraire issues des siècles précédents.
Nous n’avons pas à modifier notre langue, mais à renouer avec ses logiques, en nous appuyant sur ses ressources.
Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les opposant·es au langage non sexiste, la langue française n’est pas immuable, et les hommes (longtemps avant les scandaleuses féministes) ont les premiers malmené la langue française, notamment à l’époque de la création de l’Académie. À l’inverse, la plupart des moyens engagés aujourd’hui pour démasculiniser la langue, comme l’accord de proximité ou la multiplication des noms de métiers féminins, sont inspirés d’une période antérieure à la Renaissance. Le postulat de Viennot est clair : « Nous n’avons pas à modifier notre langue, mais à renouer avec ses logiques, en nous appuyant sur ses ressources. »
(p.15) Partant de cette affirmation, Viennot s’emploie, dans son livre, à démonter avec précision chaque argument plus ou moins étayé du camp opposé, s’appuyant parfois sur la logique la plus élémentaire (comme lorsqu’elle évoque l’argument du mot « vaine » que l’on entendrait dans écrivaine…), parfois sur l’histoire.
Elle s’attaque, par exemple, à l’argument que l’on ne cesse de rebattre aux oreilles des féministes : en français, le masculin serait neutre. Pour disséquer cet affirmation ô combien erronée, la professeuse n’hésite pas à déterrer nos racines latines.
Le genre neutre en français
Le latin contient trois genres : le féminin et le masculin, tous deux employés pour les sujets animés, et le neutre, utilisé pour les sujets inanimés. À ses débuts, la langue française s’est émancipée du genre neutre (dont on ne garde que quelques reliquats, comme les formes ce, ça, ceci) en basculant aléatoirement les inanimés dans les cases masculines ou féminines, le plus souvent en fonction de leur sonorité. Ainsi, les sujets inanimés, dont le genre est arbitraire, ne sont nommés qu’avec l’aide d’un seul mot (par exemple, « table »), là où les animés, dont le genre est motivé, en ont deux (« voisin, voisine »). Ainsi, explique Viennot, « qui s’exprime en français (ou en italien, ou en provençal…) n’a donc que le choix entre le masculin et le féminin, quels que soient les êtres désignés. Les femmes qui tiennent à être appelées Madame le recteur ou qui se disent écrivain n’utilisent pas de mot neutre, mais des mots masculins. Auxquels elles accordent – pour des raisons historiques et psychologiques – une plus grande valeur qu’aux féminins correspondants. »
(p. 17)
Le message de la professeuse est clair : si un terme existe au masculin, notamment en ce qui concerne les noms de métiers, son équivalent féminin existe – cela faisait d’ailleurs l’objet d’une règle de grammaire datant du XVIIe siècle : « Tout nom concernant office d’homme est de genre masculin, et tout nom concernant la femme est féminin, de quelque terminaison qu’ils soient. »
(p. 18) Nous suivons nous-même instinctivement ce processus lors de la création d’un nouveau mot : malgré l’écrasante majorité d’hommes dans le milieu de la production de vidéos sur YouTube, il ne me semble pas que quelqu’un·e ait jamais crié au scandale à l’évocation du terme « youtubeuse ». De la même façon, lorsque l’on essaie de féminiser le mot « médecin », c’est bien le terme « médecine » qui nous vient en premier à l'esprit, puisque la langue française est faite ainsi. Ce terme était d’ailleurs bel et bien employé dans le langage courant au XVe siècle.
Aucun nom de métier n’est vieux garçon. Si sa compagne est inconnue, c’est que de bonnes âmes se sont attachées à la faire disparaître.
Ce qui nous amène au point suivant, auquel Viennot accorde une place toute particulière dans son livre (et dans son travail en général) : « Aucun nom de métier n’est vieux garçon. Si sa compagne est inconnue, c’est que de bonnes âmes se sont attachées à la faire disparaître. »
(p. 20) Viennot s’engage donc, à travers ce travail de dissection de la langue, à réhabiliter les noms de métier « oubliés » par le passé, pour le dire poliment, au profit de leur forme masculine.
On retrouve, dans Langage inclusif : pourquoi, comment, l’un des chevaux de bataille d’Éliane Viennot : l’invisibilisation des femmes dans la langue au cours de l’histoire (qui s’est faite, ô surprise, en parallèle de leur disparition des fonctions « nobles » de la société). Cette évacuation du féminin dans le français, ce « grand moment de la masculinisation française »
, se déroule principalement au XVIIe siècle. Vous l’aurez deviné, cette tendance arrive en même temps (ô surprise bis) que la création de l’Académie française.
Viennot explique qu’en effet, la double désinence était de mise au XIIe siècle. Médecins, chevaliers et moines côtoyaient médecines, chevaleresses et moinesses, mais également prévôtes, heaulmières, mairesses, ferrones, tavernières, archières… On remarque d’ailleurs que beaucoup de ces termes renvoient à des métiers que l’on considérera plus tard comme réservés aux hommes. Mais alors, que s’est-il passé ?
Une certaine institution, connue et respectée, y aura mis son grain de sel.
L'Académie française est une institution, fondée en 1634, dont le but était de normaliser la langue et d’en fixer les usages, à une époque où les patois et langues vernaculaires étaient trop nombreuxes pour que l’on puisse réellement se comprendre sur l’ensemble du territoire. Selon la professeuse, elle s’est pourtant « immédiatement illustrée par un interventionnisme à la fois infondé linguistiquement et orienté idéologiquement »
, pour ensuite s’installer dans « un conservatisme de plus en plus rigide »
, avant de finalement dériver « vers l’incompétence notoire qui la caractérise depuis plus d’un siècle »
. (p. 39)
Ce coup de gueule savoureux est totalement fondé. En effet, si l’on regarde de plus près l’organisation de l’Académie, on repère rapidement qu’aucun·e membre de ce soi-disant porte-drapeau de la langue française n’est spécialiste du sujet. Je vous laisse jeter un œil à la liste des 36 « immortel·les » et en juger par vous-même : on trouve une foultitude d’écrivain·es, quelques historien·nes et philosophes, voire un biologiste (?) et un homme d’Église (!?), mais aucun·e linguiste. La littérature, l’histoire et la philosophie sont pourtant des domaines très éloignés de l’étude de la langue et de l’observation de ses usages.
Ce constat est affligeant. Surtout lorsque l’on voit qu’aujourd’hui, l’Académie française est considérée comme une autorité suprême sur la langue française. Et que, si ses dictionnaires se font attendre (la rédaction de la dernière édition, débutée au siècle dernier, n’est toujours pas achevée…), l’Académie n’économise pas ses forces lorsqu’il s’agit de s’offusquer à chaque tentative d’appropriation de la langue, comme pour la réforme de l’orthographe ou, bien sûr, le français non sexiste. Et ce à coup d’arguments souvent bancals : lorsqu’il s’agit de la réforme de l’orthographe, l’Académie loue la suprématie de l’usage : « Il n’appartient ni au pouvoir politique ni à l’administration de légiférer ou de réglementer en matière de langage, l’usage, législateur suprême, rendant seul compte des évolutions naturelles de la langue, qui attestent sa vitalité propre. »
Réaction étonnante, lorsque l’on sait que les rectifications orthographiques de 1990 ont été proposées pour simplifier le français et son apprentissage, et ce par la suppression de règles compliquées que beaucoup de gens n’arrivaient pas à assimiler (le retrait du « s » au singulier de relais, ou bien le rajout d’un « r » pour calquer le mot chariot sur charrue, par exemple). L’Académie, qui se targue d’être « sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier »
, semble pourtant très catégorique lorsqu’il s’agit de nier ces évolutions. Il suffit de jeter un œil à ses fameux billets, justement intitulés « Dire, ne pas dire », pour se faire une idée de sa sensibilité aux innovations.
Vous l’aurez compris, il y a belle lurette que l’Académie ne s’embête plus à observer l’usage pour codifier les innovations de la langue, mais au contraire s’acharne à instaurer ses propres normes. Toujours sans spécialistes de la langue à sa barre. [3]
On comprend aisément l’animosité d’Éliane Viennot envers l’Académie, qui a déjà été l’objet de ses foudres dans le livre L'Académie contre la langue française. Ce qu’elle reproche à l’institution va d’ailleurs bien au-delà des débats stériles actuels sur la défense de la langue française. Si l’Académie prend soin aujourd’hui de défendre la langue française en avortant toute proposition d’innovation, à sa création, c’est une mission totalement contraire qu’elle s’était allouée. Elle s’est en effet employée à la réformer drastiquement au XVIIe siècle, en faisant notamment disparaître les désinences féminines dans certains noms de métier, mais pas seulement.
Il faut savoir que cet « infléchissement masculiniste »
avait déjà débuté dès le XIVe siècle, à travers l’instauration du pronom masculin « il » à la place du neutre « ça » dans les tournures impersonnelles comme « il pleut », pour ne donner qu’un exemple. L’Académie française a donc repris le flambeau avec application, s’attaquant entre autres aux fameux noms de métier féminins. Exit les philosophesses, jugesses, ou poétesse, car « aucun nom désignant une occupation prestigieuse ayant maille à partir avec la création ou le savoir ne doit plus exister au féminin »
. (pp. 44-45)
De la même manière, ils promeuvent l'éviction de l’accord de proximité, que les grammairiens proposent de remplacer par la fameuse règle stipulant que le masculin l’emporte sur le féminin. Pourquoi ? se risque-t-on à demander. La réponse est simple : parce que « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle »
. (p. 46) N’en déplaise à certains, il suffit donc de remonter quelques années en arrière pour découvrir que non, le masculin n’a jamais eu la vocation d’être neutre, mais qu’il a au contraire été imposé dans une optique idéologique. Le fait même que les femmes aient été exclues de métiers qu’elles avaient auparavant exercés se retrouve au cœur du fonctionnement de la grammaire française et de l’utilisation de ses substantifs.
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Nous ne vous avons donné ici que deux exemples, très simplifiés, du travail des grammairiens sur la langue française : Viennot, dans son livre, tient une liste bien plus longue et très bien détaillée, qui mérite amplement d’être découverte, et qui réserve de nombreuses surprises. Masculinisation des pronoms (saviez-vous, par exemple, qu’il fut un temps où les femmes pouvaient dire des phrases comme « fidèle, je la suis », à la place de la forme masculine « je le suis », que l’on recommande aujourd’hui ?), des gérondifs, des participes passés… tout y passe.
Certes, Éliane Viennot dresse un tableau pessimiste de l’histoire de la langue, mais c’est un mal nécessaire. Selon elle, c’est en comprenant le « véritable fonctionnement de la langue en matière de genres, [ainsi que les] désordres qu’y ont introduit les idéologues réformateurs [que l’on peut] s’émanciper sans états d’âme des usages absurdes qu’ils nous ont transmis »
. (p. 71) Tout comme les masculinistes d’hier ont réussi à réformer notre langue à leur image, elle nous invite à faire le chemin inverse, vers plus d’égalité. Il n’est pas question de « féminiser » la langue, de la déformer, mais au contraire d’exercer un travail de « décontamination », et de revenir aux fondements de la langue française.
Toutes les activités humaines sont nommées par deux mots : un féminin, un masculin. Aucun ne manque à l’appel – sauf ceux qu’on a fait disparaître.
La dernière partie du Langage inclusif, pourquoi, comment dresse la liste des possibilités à explorer pour un langage non sexiste. Bien entendu, on y retrouve la féminisation des noms de métier : Viennot nous offre une multitude d’exemples de substantifs utilisés par le passé, et parfaitement bien formés, dans lesquels nous n’avons qu’à nous servir : soldate, écrivaine, lieutenante, proviseuse… « Toutes les activités humaines sont nommées par deux mots : un féminin, un masculin. Aucun ne manque à l’appel – sauf ceux qu’on a fait disparaître. Même bourreau a eu un féminin : bourrelle ! »
(p. 72)
Elle aborde également l’utilisation de ce fameux point médian, diabolisé par les nombreuxes détracteurices de « l’écriture inclusive », dont elle défend la lisibilité, et invoque des facilités innovantes : pourquoi ne pas utiliser le « s » dans les terminaisons en –eux afin d’utiliser plus facilement le point médian ? À l’image du « x », il n’ajoute rien de plus à la prononciation, et permet une pirouette claire et pratique : « heureus·es ».
Ses préconisations sont nombreuses. De l’accord de proximité à l’accord de sens (qui stipule que, lorsqu’un terme générique regroupe plus de femmes, il faut l’utiliser au féminin), Viennot évoque bon nombre de pistes, en privilégiant les possibilités les plus évidentes, celles déjà utilisées en français canadien, ou même déjà mises en place dans certains textes officiels. Mais c’est là que le bât blesse.
Si je n’ai pas pu décrocher des deux premières parties du Langage inclusif : pourquoi, comment, bourrées d’anecdotes savoureuses et d’informations étonnantes, je dois malheureusement admettre que j’ai été moins enthousiaste en ce qui concerne ce dernier chapitre.
À moins que l’on ne découvre le sujet, la plupart des recommandations invoquées par Viennot nous sont déjà connues. Utiliser la règle de proximité, préférer le mot « humain » à la place de « l’Homme », pratiquer la double flexion (« Français, Françaises »)… rien ne semble nouveau dans ce que Viennot nous propose. Que l’on ne s’y méprenne pas : c’est là le but de l’ouvrage, puisque la professeuse souhaite toucher un public large, qui ne viendrait pas forcément des cercles féministes, en l’encourageant à s’approprier facilement le langage grâce à des ressources traditionnelles et accessibles. Mais voir cet argumentaire, qui bouscule autant nos idées reçues, s’achever par une liste d’évidences (aux yeux de beaucoup de militant·es, en tous cas) a quelque chose d’assez perturbant.
Pourtant, la langue non sexiste étant en pleine éclosion, de nombreuses alternatives existent et ne cessent d’évoluer. Il suffit de lire les différents magazines féministes aujourd’hui pour trouver des modes d’écriture non sexiste différents. De nombreux articles et ouvrages sont consacrés à cette exploration. Mais si Viennot semble saluer ces initiatives, c’est plutôt pour leur intérêt dans la recherche que pour leur impact réel sur notre langage. Elle semble penser en effet que certaines propositions trop radicales ont peu de chances de prendre et préfère donc, dans l’immédiat, émettre des « recommandations simples et peu nombreuses »
, qui, selon elle, aboutiront plus volontiers à une mise en place dans des textes officiels. « Si ces créations signalent haut et fort que leurs auteurs et autrices s’inscrivent dans un courant d’innovations linguistiques, il est peu probable qu’elles "prennent" au-delà des petits cercles. »
(p. 85) Elle évacue donc rapidement les mots-valises (« lecteurices »), ainsi que les alternatives aux « ils » (iels, ielles, illes, etc.) : « Aucun ne paraît remporter l’adhésion pour l’instant. »
Pourtant, si tant de néologismes éclosent pour remplacer « ils », on est en droit de penser que c’est parce que l’existence d’une alternative est nécessaire. Non seulement pour échapper au fameux « masculin qui l’emporte sur le féminin » au pluriel, mais également en ce qui concerne la non-binarité. Viennot, sur ce point-là, préfère rester prudente, voire timorée. Elle favorise des formes simples, validées par le plus grand nombre : « Comme pour les substantifs, on voit mal que des pronoms "unisexes" ou "tout-sexe" puissent se substituer aux pronoms bigenrés. La proportion des locuteurs et locutrices que la binarité ne gêne pas (du moment qu’elle est égalitaire) est trop grande par rapport à celles et ceux qu’elle fâche ou inquiète, pour qu’on puisse s’imaginer qu’il y aura consensus autour de l’abandon des usages actuels. »
(p. 86) On a même un peu de mal à suivre certains de ses arguments : « Les personnes intersexes, qui ne sont physiquement ni femelles ni mâles, souffrent-elles d’avoir à choisir comment elles parlent d’elles, ou comment elles aimeraient qu’on parle d’elles ? Bien peu d’études existent sur ce sujet, et elles ne vont pas dans ce sens. En revanche, beaucoup de gens ces temps-ci s’autorisent à parler pour elles, et souvent davantage pour intimider celles et ceux qui cherchent à défaire l’emprise du masculin sur la langue que pour proposer une alternative à sa binarité. »
(pp. 34-35)
Si tant de néologismes éclosent pour remplacer « ils », on est en droit de penser que c’est parce que l’existence d’une alternative est nécessaire.
Il nous semble important de préciser ici qu’il ne faut pas confondre, comme Viennot semble le faire, les personnes non binaires et les personnes intersexes. Selon la définition de l’Organisation internationale intersexe – Europe, « les personnes intersexes sont nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins ». Être intersexe (ou intersexué·e), c’est avoir vécu cette expérience d’invalidation à la naissance. Ce n’est donc pas une identité de genre. Les personnes intersexes peuvent s’identifier comme femmes, comme hommes, ou comme non-binaires ; elles peuvent être cisgenres ou transgenres.
Pour plus d’informations : le site du Collectif intersexes et allié.e.s, « Personnes transgenres menacées : comment être un·e bon·ne allié·e ? ».
On perçoit, ici, les limites du parti pris de Viennot, qui, si elle ne nie pas l’importance de l’expression de la non-binarité, préfère ne pas la prendre en compte pour le moment à cause de la difficulté de son application et du faible résultat qu’elle lui prédit. Elle s’en tire avec une sorte de pirouette : « Cela ne doit pas nous empêcher d’essayer ces néologismes, car ils ouvrent un questionnement critique salutaire de l’évidence de la relation sexe/genre dans nos langues […] Mais il y a en réalité beaucoup plus simple – du moins dans bien des cas : renouer avec l’accord de proximité. »
(p. 87) On peut lui opposer, d’une part, que l’accord de proximité est loin de tout régler – la double utilisation, dans son livre, du point médian et de l’accord de proximité me semble d’ailleurs assez paradoxale : si l’on prend le pli d’accorder avec le point médian dès que l’on parle d’un ensemble, alors l’accord de proximité n’a plus raison d’être ; d’autre part, que la recherche de la simplicité ou bien d’outils traditionnels n’excluent pas l’utilisation de néologismes – Alpheratz, par exemple, cite la linguiste Céline Labrosse pour proposer l’utilisation, issue du Moyen Âge, de la terminaison « z » au pluriel pour former des mots neutres : « touz », « surpriz »…
On aurait aimé, après avoir compris à travers de multiples arguments que le masculin n’est pas neutre, voir Viennot nous proposer des alternatives à ce genre qui nous manque cruellement en français. Pour autant, lui reprocher de mettre de côté la question de la non-binarité serait injuste. Elle ne prétend pas, dans son livre, nous donner toutes les réponses à la question du langage égalitaire. Une importante partie de son travail est orientée autour de la féminisation des noms de métier, il est donc logique qu’une large place y soit accordée, aux dépens d’autres sujets.
On voit bien comment démasculiniser la langue, mais pas comment la dégenrer.
Elle-même avoue ne pas réussir à résoudre ce problème épineux : « Dans les langues comme le français où on a une alternance masculin/féminin, on voit bien comment démasculiniser la langue, mais pas comment la dégenrer »
. En arguant ensuite qu’il faut déjà commencer par faire reculer la domination masculine dans la langue puis laisser voir venir les propositions, la professeuse nous laisse sur un constat plutôt rapide et sur notre faim. On regrette que, dans un ouvrage sur un langage « inclusif », elle n’ait pas osé pousser ce débat plus loin (en voulant redonner aux femmes les termes qu’on leur a volés, notamment à travers des outils déjà existants, ne nous enlisons-nous pas dans une vision binaire, de plus en plus décriée dans notre société ?), ni même mentionné les personnes, collectifs ou même pays qui explorent ces innovations.
Que vous l’utilisiez ou non, si vous vous intéressez au langage non sexiste (et, plus généralement, à l’histoire de la langue française), le livre d’Éliane Viennot a très peu de chances de vous décevoir. La professeuse connaît très bien son sujet et sait en parler : elle démontre avec brio pourquoi il est nécessaire de s’intéresser au rapport entre le langage et la société qu’il reflète, et de dénoncer « le masculin dans les lieux de décisions et la langue »
. (pp. 31-32) Tout simplement parce qu’avec l’évolution de la langue, « c’est notre vision du monde qui est modifiée. Notre manière d’envisager les relations entre les sexes, bien sûr, mais aussi entre dominé·es et dominants, et aussi l’histoire des relations humaines, et le langage comme outil de domination »
. (p. 108)
Viennot ne prétend pas connaître toutes les réponses, et les faiblesses de la dernière partie de son livre sont dues au fait que le langage (notamment non sexiste) est en constante évolution, et qu’il est très délicat de définir quelque chose d’aussi mouvant. En revanche, ce qu’elle nous propose, c’est un outil solide et fiable sur lequel s’appuyer pour participer à cette évolution. À nous de reprendre la main sur la langue, quitte à semer la panique chez les immortel·les : « [Leurs cris] sont la preuve que nous allons dans le bon sens, que nous entamons l’un des derniers bastions de la domination masculine. Or nous le faisons avec un arsenal qui n’a jamais été aussi complet, aussi performant. »
Cet ouvrage en fait partie.
[1] Chez Simonæ, nous évitons d’utiliser l'adjectif « inclusif », auquel nous préférons « non sexiste ». Le terme d’« inclusivité » a longtemps été utilisé dans les milieux militants, avant d’être aujourd’hui remis en cause. « Inclure » quelqu’un·e dans un langage, c’est se placer en tant que personne naturellement légitime, au centre de celui-ci, et placer l’autre à l’extérieur. C’est donc établir une hiérarchie. Pour aller plus loin sur ce sujet : « Intersectionnalité, inclusivité, convergence des luttes, quelles différences ? » ; « Expliquez-moi l’écriture non sexiste ».
[2] Alors que l’on commence aujourd’hui doucement à féminiser le mot « professeur », en lui rajoutant simplement un « e » final, Viennot insiste pour se présenter comme « professeuse ». Pourquoi ? « C'est l'un des mots qui s'acclimatèrent à partir du XVIIIe siècle, au fur et à mesure que cette profession devenait plus courante pour les femmes. »
La suite de l’explication (ainsi que la présentation de bien d’autres noms de métier « oubliés ») se trouve sur son site.
[3] Sur ce sujet, nous vous recommandons vivement la lecture de La Faute de l’orthographe, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, publié en 2017 aux éditions Textuel.