24 avril 2017

SF et Féminisme #2 : Les dystopies de Margaret Atwood

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SF et Féminisme #2 : Les dystopies de Margaret Atwood
Cet article fait partie du dossier SF et Féminisme

Pour comprendre notre monde et ce qu’il pourrait devenir, les cauchemars sont tout aussi essentiels que les rêveries. De nombreux romans de science-fiction dépeignent des sociétés où le pire a été imaginé : des futurs sombres où la technologie n’est pas forcément à l’origine de plus de libertés ou de progrès social. Ces récits dystopiques font (beaucoup) réfléchir et portent un regard critique sur notre société. Dans cet article, je vais vous parler de dystopies imaginées par Margaret Atwood.

L’autrice : Margaret Atwood (1939 - )

Margaret Atwood est une romancière canadienne de renommée internationale. Née en 1939, elle a publié de nombreux recueils de poésies et de nouvelles mais elle est plus connue pour ses romans. La servante écarlate (1985) est celui qui a connu le plus de succès, depuis sa parution, il n’a jamais cessé d’être édité. Il est devenu un classique de la littérature d’anticipation, au même titre que 1984 de George Orwell.

Margaret Atwood a toujours préféré le terme « fiction spéculative »  à « science-fiction » pour caractériser ses romans. Elle considère que comme ses récits se passent sur Terre et utilisent des éléments qui existent déjà, ils ne peuvent pas être étiquetés comme de la science-fiction. Son amie et romancière, Ursula K. Le Guin (dont on avait parlé dans le premier SF et féminisme) n’est pas d’accord avec cette définition et  pense que les romans d’anticipation ont toujours eu leur place dans la science-fiction.

La Servante écarlate

Dans La Servante écarlate, les États-Unis sont devenus une théocratie (une dictature fondée sur des principes religieux) appelée la République de Giléad, basée sur une interprétation littérale de la Bible. À cause de la pollution et des déchets toxiques, le taux de natalité est très bas : les grossesses sont rares et lorsqu’elles se produisent, elles aboutissent souvent à une fausse couche, ou à une chimère. Les femmes sont réparties en quatre classes sociales : les Épouses qui dominent la maison, les Marthas qui s’occupent du travail domestique, les Servantes dont le rôle est la reproduction et les Éconofemmes qui s’occupent de toutes ces tâches en même temps. Chaque catégorie de femmes a sa place, son rôle social et est associé à une couleur de vêtement obligatoire : les femmes âgées portent le bleu, les Marthas le vert, les Servantes, le rouge (couleur associée à la fertilité) et les Éconofemmes portent des robes rayées tricolores (bleues/vertes/rouges). Toutes les autres femmes (trop âgées, infertiles…) sont déportées dans les Colonies où elles manipulent des déchets toxiques.

Les dirigeants et leurs épouses sont en majorité stériles, les Servantes servent de mères porteuses selon un passage de l’Ancien Testament : celui où Rachel demande à son mari Jacob de s’unir à sa servante Bilhal pour lui donner des enfants dont elle accouchera sur ses genoux. La République de Giléad est basée sur une législation anti-IVG : les médecins pratiquant des avortements sont perçus comme des criminels et sont exécutés, les femmes sont condamnées à enfanter dans la douleur et mettent leur vie en péril à chaque accouchement.

La Servante écarlate décrit la vie d’une servante, Defred, qui vient d’être assignée à une maison, celle du Commandant et de son Épouse, Serena Joy. C’est sa deuxième assignation. En tant que Servante, Defred a droit à trois assignations. Si au bout de ces trois chances, elle n’a pas eu d’enfant, elle sera envoyée aux Colonies pour manipuler des déchets toxiques.

Au bout d’une minute la porte s’ouvre, des pas s’approchent, il y a une haleine. Il n’est pas supposé me parler, sauf si c’est absolument nécessaire. Mais ce médecin-ci est bavard. “Comment allons-nous?” dit-il, un tic de langage de l’autre temps. Le drap est soulevé de ma peau, un courant d’air me donne la chair de poule. Un doigt froid gainé de caoutchouc et enduit de gelée se glisse à l’intérieur de moi. Je suis fouillée et sondée. Le doigt se retire, pénètre autrement, ressort. “Tout va bien, dit le médecin, comme pour lui-même. Mal quelque part, ma belle ?” Il m’appelle ma belle. Je dis : “Non.”

Mes seins sont manipulés à leur tour, à la recherche de maturité, de pourriture. Le souffle se  rapproche. Je sens la vieille fumée, l’après-rasage, la poussière de tabac sur une chevelure. Puis la voix, très douce, près de ma tête : c’est lui, qui fait ballonner le drap : Il murmure : “Je pourrais vous aider.” [...]
“Des tas de femmes le font, poursuivit-il. Vous désirez un bébé, n’est-ce pas ?” Je réponds : “Oui.” C’est vrai et je ne demande pas pourquoi, car je sais. Donne-moi des fils ou je meurs. Cela a plus d’une signification.

- Extrait de La Servante écarlate, une fois par mois : Defred est emmenée chez le médecin pour une visite gynécologique obligatoire

Depuis le début d’année et l’élection de Donald Trump, les ventes de La Servante écarlate ont explosé aux États-Unis. Le roman a aussi été adapté en série TV dont le tout premier épisode est sorti le 26 avril 2017 (vous pouvez voir la bande-annonce en anglais ici !) Avec l’investiture de Donald Trump, les droits des femmes et en particulier le droit à l’avortement  sont devenus des enjeux majeurs aux États-Unis. Lors de la Women’s march à Washington, le 21 janvier 2017, plusieurs pancartes faisaient référence à La Servante écarlate

Le Dernier homme

Le Dernier homme - Le Temps du déluge - Maddaddam couvertures

Le Dernier homme est le premier roman d’une trilogie plutôt récente de Margaret Atwood (le dernier tome, MaddAddam a été publié en 2013). Dans un futur post-apocalyptique où l’humanité a été dévastée par un virus, Snowman (de son ancien prénom, Jimmy) est le dernier être humain vivant. Tel un Robinson dans les décombres du monde qu’il connaissait, Snowman essaie de survivre parmi des hordes d’animaux génétiquement modifiés (les louchiens, porcons, rasconses…) dans un climat très perturbé (les changements climatiques ont été tels qu’un climat tropical humide règne sur les États-Unis) avec comme seule compagnie, des humanoïdes, les énigmatiques Crakers.

Le récit alterne entre le présent et le passé de Snowman. Au fil des pages, on découvre Jimmy à travers son enfance et son adolescence ainsi que l’enchaînement des événements à l’origine de la catastrophe et du monde inquiétant de Snowman. La société décrite par Atwood est celle d’un développement scientifique effréné qui ne se préoccupe pas des conséquences éthiques et sociales (en particulier du développement du génie génétique). Les villes ont été totalement remodelées par des multinationales : les chercheureuses et celleux qui possèdent les richesses vivent dans des Compounds (à l’image des campus Google ou Facebook), sortes de bulles surprotégées alors que le reste de la population vit entassée dans des plèbzones. Jimmy/Snowman grandit dans les Compounds, on a donc le point de vue d’un homme blanc cis hétéro riche et privilégié (c’est d’ailleurs le tout premier personnage principal masculin dans un roman de Margaret Atwood).

Le Dernier homme ne traite pas des conditions des femmes comme dans La Servante écarlate. Cependant, dans le monde dystopique de Jimmy/Snowman, la société promeut une commercialisation extrême du sexe et une banalisation de la pornographie. Des thèmes comme la prostitution des enfants et le travail du sexe sont abordés à travers Oryx, une des petites amies de Jimmy/Snowman, qui a un passé difficile et a été dans des réseaux de prostitution depuis qu’elle est enfant. Les deux seuls personnages féminins qui ont de l’importance sont la mère de Jimmy/Snowman et Oryx, contrairement au deuxième livre de la trilogie, Le Temps du déluge, où les deux personnages principaux, Toby et Ren, sont des femmes pauvres vivants dans les plèbzones. Toby et Ren nous donnent une vision très différente des événements qui complète et permet de mettre en perspective le point de vue de Jimmy/Snowman.

Il y avait les trucs que sa mère ressassait des fois, quand elle disait que tout était foutu, que rien ne serait plus jamais comme avant, comme par exemple le cabanon qui appartenait à sa famille lorsqu’elle était petite, celui qui avait été emporté avec le reste des plages et un grand nombre de villes de la côte Est lorsque le niveau de la mer avait monté très brutalement et puis qu’il y avait eu l’énorme raz-de-marée provoqué par le volcan des Canaries. [...] Mais tous les parents n’arrêtaient pas de geindre pour des trucs du  même genre. Tu te rappelles quand on pouvait circuler partout en voiture ? Tu te rappelles quand tout le monde vivait dans les plèbzones ? Tu te rappelles quand on pouvait sauter dans un avion pour aller n’importe où  sans avoir peur ? Tu te rappelles les chaînes de hamburgers, toujours du vrai bœuf ?

- Extrait du Dernier homme : récit de l’enfance de Jimmy/Snowman qui n’a pas connu le monde avant la crise alimentaire, économique et climatique contrairement à ses parents

Les dystopies de Margaret Atwood sont criantes de vérités et prenantes. Dans La Servante écarlate, Atwood dépeint une société répressive, totalitaire, et rétrograde. Le corps des femmes est durement traité : utilisé, contrôlé, compartimenté et réglementé, voué à la procréation, à l’esclavage domestique, qu’on peut tuer ou exiler dans des régions hostiles et contaminer par des produits toxiques. Le corps-matrice des Servantes, qui sont traitées comme du bétail, est d’emblée ravalé au rang de pur objet, ses fonctions (essentiellement reproductives) y apparaissent comme totalement désincarnées. Dans Le Dernier homme, la société est aux mains de multinationales qui utilisent les techniques du génie génétique pour faire du profit sans penser aux conséquences éthiques. Le monde est en pleine catastrophe écologique mais la technologie, au lieu d’apporter des solutions, ne fait qu’augmenter les inégalités sociales. Bref, deux livres qui font réfléchir et qui nous posent les questions suivantes : Quel avenir voulons nous ? Qu’est-ce qui est important dans la société ?