
Le public metal en Occident est généralement décrit par les sociologues comme étant constitué de « jeunes blancs, masculins, de classe populaire et moyenne »
[1]. Dans cette série d’articles dont nous présentons ici le deuxième volet, nous analysons comment s’articulent des mécanismes de domination envers les femmes, envers les personnes racisé·es et envers les personnes queer dans le milieu du metal. Le metal est-il donc une musique de blanc·hes ? Et cela est-il dû à une surreprésentation des personnes blanches ou à l’invisibilisation des personnes racisées ? Le milieu du metal traîne également une réputation sulfureuse de musique raciste, néo-nazie, d’extrême droite : cela expliquerait-t-il la présence moindre des personnes racisées en son sein ? Pour comprendre pourquoi ces questions se posent, il nous faut commencer par remonter aux origines du metal : la naissance du rock’n’roll.
Prenons le temps de nous remémorer succinctement les débuts du rock, dans lequel le metal plonge directement ses racines. Lorsqu’on parle d’histoire du rock, l’idée que ce style musical soit issu de la musique noire est communément admise. Ainsi peut-on lire dans une synthèse Le Rock : Historique du programme d’éducation musicale de l’Éducation Nationale écrit par Corinne Campenon : « Le rock’n’roll est un enfant du blues, le rythme ternaire (division du temps) de celui-ci étant remplacé par un rythme binaire et le tempo devenant plus soutenu »
[2]. Si Elvis Presley est souvent cité comme une figure phare des débuts du rock’n’roll, d’aucuns rappellent, comme dans cet article du Times « Elvis Rocks. But He’s Not the First » (« Elvis fait du rock. Mais il n’est pas le premier ») qu’il n’est pas le seul, et citent de nombreuxes artistes noir·es en exemple :
« Elvis Presley était l’un des musiciens parmi une longue liste de personnes qui ont contribué à modeler le rock. Memphis Minnie, Louis Jordan, Little Richard, Chuck Berry, Fats Domino, Jerry Lee Lewis, Buddy Holly, Sister Rosetta Tharpe et beaucoup d’autres ont également joué un rôle important. » [3]
Placer le début du rock avec Elvis Presley serait faire fi du travail de bon nombre de musicien·nes. Comme nous le rappelle cet article du Guardian au sujet du premier enregistrement rock, il n’y a toujours pas consensus au sujet de l’artiste et la chanson qui a permis de populariser le rock. En effet, le nom de Bill Haley pour Rock Around the Clock (1955) est souvent cité, mais on peut penser à Sister Rosetta Tharpe pour Strange Things Happening Every Day (1944), à Good Rockin' Tonight (1947) de Roy Brown. Ou encore à Hound Dog (1952) de Big Mama Thornton qui sera par la suite repris par Elvis Presley en 1956.
Il est généralement reconnu que le rock’n’roll est issu d’une fusion entre la country et le Rhythm’n’Blues (R’n’B) [4]. Mais ce mélange ne s’est pas opéré par hasard. C’est dans une optique d’éliminer la connotation noire du R’n’B que ce genre musical a été renommé Rock’n’Roll. Utilisé depuis les années 1920 pour désigner l’acte sexuel, le terme a été popularisé par le disc-jockey Alan Freed de la radio WAKR-AM, au début des années 1950 [5]. En mars 1952, Freed organise The Moondog Coronation Ball ; l’événement est par la suite reconnu comme le premier concert rock’n’roll de l’histoire. Si vous êtes (très) à l’aise avec l’anglais, vous pouvez regarder une petite vidéo de la BBC ou lire cet article de la BBC sur le déroulé de ce concert qui tourna à l’émeute. C’est à l’issue de cet événement que l’industrie musicale comprend que le R’n’B attire également les blanc·hes.
Elvis Presley a été découvert par Sam Phillips, producteur à la tête de Sun Records, qui aurait prononcé cette citation : « If I could find a white man who had the Negro sound and the Negro feel, I could make a million dollars »
[6] (« Si je pouvais trouver un homme blanc qui a le son d’un nègre et le feeling d’un nègre, je pourrais me faire un million de dollars »
). C’est à ce moment que la fusion entre R’n’B et country s’opère : le succès d’Elvis ouvre la voie pour toute une génération de musicien·nes de country. [7]
À la fin des années 1950, le mouvement rock’n’roll s'essouffle aux États-Unis et c’est du côté des Anglo-Saxons que la relève se fait entendre dans les années 1960. D’un côté nous avons le mearsybeat qui reprend des éléments du jazz, swing et doo-wop avec notamment les Beatles, de l’autre nous avons une ré-appropriation du blues avec les Rolling Stones.
Comme le souligne un article du musicologue Jack Hamilton intitulé How Rock and Roll Became White (« Comment le rock’n’roll est devenu blanc »), l’idée qu’un homme noir joue de la lead guitar paraissait déjà étrange à la mort de Jimi Hendrix en 1970 alors que pas si longtemps auparavant, Chuck Berry et consort se produisaient sur scène. Quelques décennies plus tard, l’idée a bien fait son chemin. En 2011, une radio de classic rock new-yorkaise a établi un top des 1 043 meilleures chansons de tous les temps : seules 22 d’entre elles avaient été enregistrées par des artistes noirs dont 16 par Jimi Hendrix [8].
Comment donc, entre la fin des années 1940 et les 1970, le rock est-il devenu un espace où les musicien·nes noir·es sont devenu·es si rares ?
On a vu avec ces quelques exemples que dans ses premières années, l’histoire du rock est marquée d’emprunts et on peut se demander si certains ne seraient pas des cas d’appropriation culturelle. À ce titre, la question de l’appropriation culturelle dans la musique est de plus en plus discutée comme en témoigne par exemple cet article Appropriation vs. Appreciation in Music: Where Should We Draw the Line? (« L’appropriation contre l’appréciation dans la musique : où devons-nous fixer la limite ? »). L’autrice propose plusieurs définitions de l’appropriation culturelle, avant de conclure qu’il s’agit de la reprise de caractéristiques importantes d’un point de vue historique et émotionnel qui appartiennent à des cultures le plus souvent marginalisées sans en comprendre le sens et la portée, et en les vidant de leur signification. Ainsi, l’appropriation culturelle tend à minimiser les caractéristiques de la culture dominée au profit de la dominante.
Cette problématique trouve un écho particulier dans le cadre du revival blues des années 1960. La réflexion de Keivan Djavadzadeh, qui explore les politiques raciales dans le rock dans Blacking Up : Une histoire du rock au prisme du blackface, souligne les limites de ce phénomène musical. En effet, les retombées de ce revival n’auraient pas été si grandioses pour les joueureuses de blues, car pour sortir de l’anonymat aux États-Unis, læ musicien·ne noir·e devait correspondre aux attentes d’un public blanc qui, convaincu de sa bienveillance, contribuait à renforcer les stéréotypes de race en exigeant certains comportements et certaines qualités musicales chez læ musicien·ne, figeant ainsi une image de blues qui correspond surtout au début de ce mouvement musical, mettant de côté ces évolutions. Le cas de l’Angleterre est un peu différent. En effet, le nombre de musicien·nes noir·es de blues y est plus limité, ce qui est gage d’authenticité. La période de ce revival va surtout profiter à des groupes blancs revisitant le répertoire noir.
Peut-être est-il plus facile à présent de comprendre les accusations d’appropriation culturelle envers certains groupes tels que les Rolling Stones, mais qui sont loin de faire consensus. Par exemple, dans une petite série de podcast de l’émission Le Tour du monde des idées diffusée sur France Culture (1, 2, 3 et 4), le chroniqueur Brice Couturier adopte une posture défendant les Rolling Stones car on ne saurait, selon lui, les réduire « au statut de pilleurs de musique noire »
. Couturier réduit donc la définition de l’appropriation culturelle au fait de voler à quelqu’un·e d’autre sa culture (sa musique, dans ce cas précis). Or, il omet le rapport de pouvoir en jeu dans le processus : il s’agit en effet d’un rapport entre la culture d’un groupe politiquement dominant et la culture d’un groupe politiquement dominé – le chroniqueur oublie ainsi qu’une culture venant d’un groupe dominant se diffuse comme étant la norme et ne peut donc pas faire l’objet d’appropriation culturelle.
Dans le podcast du 7 décembre 2016, Couturier déclare que « le rock and roll des années 1950 n’était pas blanc. Il était noir et blanc. [...] C’était Elvis Presley et Chuck Berry. Jerry Lee Lewis et Little Richard »
. Ce faisant, il occulte le fait que le R’n’B était à la base créé par des musicien·nes noir·es, et que c’est l’intérêt de la population blanche pour ce style de musique qui a convaincu les producteurs musicaux d’y apporter des musicien·nes blanc·hes et de le marketer sous un nouveau nom pour éliminer les références culturelles noires. Contrairement à ce qu’affirme le chroniqueur, Chuck Berry était dans la catégorie rhythm’n’blues à l’époque, pas dans celle du rock’n’roll avec Elvis. Corinne Campenon explique dans son texte Le Rock : Historique :
« L’étiquette rock’n’roll a, dans un premier temps, été utilisée pour distinguer le rhythm and blues des noirs de celui des blancs et ce pour des raisons liées à la politique raciale de l’époque. Il était inadmissible que des artistes blancs se retrouvent dans les mêmes bacs chez les disquaires que les noirs. Le style particulier du rhythm and blues blanc a donc servi de prétexte pour une nouvelle étiquette « rock’n’roll ».
La politique raciale de l’époque ne favorisait pas l’écoute de musicien·nes noir·es par des blanc·hes, et vice versa. Si avec le recul, on constate que les musicien·nes évoluant dans ce que nous définissons comme du rock’n’roll étaient tout aussi bien noir·es que blanc·hes, il faut garder à l’esprit que dans le contexte de ségrégation raciale de l’époque aux États-Unis, la couleur de peau constituait une réelle différence. L’article Is Rock’n’Roll a White Man’s Game? (Le rock’n’roll est-il une affaire d’homme blanc ?) revient sur ce fait :
« Dans une Amérique soumise à la ségrégation, où certaines radios refusaient de passer des chansons d’artistes noirs, Presley a rapidement occupé le devant de la scène, et dans le même temps a contribué à renforcer l’image du rock’n’roll comme musique de la révolte pour les adolescents blancs. » [9]
Un peu plus loin dans son podcast, Couturier affirme que dans les années 1960, ce métissage musical s’est interrompu : « Le rock devint une affaire de Blancs, tandis que les Noirs [10] se repliaient sur la soul. Jim Morrison versus James Brown. Janis Joplin versus Diana Ross. Ce séparatisme avait des causes politiques : les Noirs étaient lancés dans le mouvement des droits civiques. La politisation du rock avait d’autres causes, en particulier la guerre du Vietnam. »
Lorsqu’il avance que les artistes noir·es auraient quitté d’elleux-même le monde du rock (et « se sont replié·es sur la soul »
), Couturier omet le processus politique et culturel de blanchification du rock. Le musicologue Jack Hamilton souligne bien comment les explications de la blanchification du rock’n’roll, qui mettent l’accent, à l’instar de Couturier, sur l’auto-exclusion présumée des musicien·nes noir·es, sont insatisfaisantes :
« La trajectoire de la musique populaire noire est souvent directement reliée à la trajectoire du mouvement pour les droits civiques, où la rhétorique de l’auto-détermination et, dans les cas les plus extrêmes, de séparatisme pur et simple est devenue de plus en plus prononcée au cours de la dernière moitié de la décennie. Il s’agit d’un argument fascinant qui contient une part de vérité, mais il tend à associer la musique et l’activisme là où les implications politiques des musiciens sont souvent troubles. Le récit de l’auto-ségrégation exempte également le groupe majoritaire (blanc) de toute responsabilité en ce qui concerne la disparition des artistes noirs de la musique rock. » [11]
Le « métissage musical »
invoqué par Couturier trouve ses limites dans le fait qu’il ne fonctionne bien que dans un seul sens. En effet, seule la population blanche peut « emprunter » certaines caractéristiques de la musique noire. Le revival blues lancé par les Rolling Stones en est un exemple :
« L’ironie, bien sûr, est que pendant que les artistes comme les Rolling Stones sont glorifiés pour leurs emprunts à la musique noire, les artistes noir·es qui essaient de récupérer le classic-rock (aujourd’hui majoritairement blanc) sont souvent accueilli·es par l’industrie avec indifférence, si ce n’est de l’hostilité. » [12]
Si les artistes blanc·hes peuvent se permettre d’emprunter certains côtés de ce qui est qualifié de noir pour l’époque, les artistes noir·es, elleux, doivent rester dans ce qui fait « noir » et ne surtout pas faire de rock’n’roll (la musique des musicien·nes blanc·hes par définition). Ces mécanismes mis en place par l'industrie musicale pour mettre de côté une partie de la population traduisent ainsi quel est le groupe dominant et quel est le groupe dominé. C’est dans ce cadre que l’on va reconnaître que la musique noire a simplement « inspiré » le rock’n’roll, et non pas qu’elle a constitué une part importante de la fondation du genre musical.
Discutant le cas des Rolling Stones, certain·es mettent en avant le fait que le groupe s’est inspiré du blues par amour pour le genre, sans se moquer, parodier, exploiter ou rabaisser l’héritage de la musique noire [13]. Le fait de se concentrer ainsi sur un cas individuel occulte le contexte politique et culturel plus large dans lequel s’insère l’histoire du groupe. Leurs motivations étaient sans doute honnêtes et sincères. Mais il ne faut pas oublier que les cas de groupes de musicien·nes blanc·hes reprenant ou s’inspirant de la musique noire ne sont pas limités aux Rolling Stones. On l’a vu, il s’agit d’un phénomène constitutif de l’émergence de la musique rock, que chaque groupe contribue à nourrir de manière intentionnée ou non. La situation est inégale. En effet, au cours des années 1960 puis 1970, les artistes noir·es occupent une place précaire :
« Au cours des années 1960, la capacité à s’imprégner d’autres cultures des artistes noirs n’était pas considérée comme un dépassement de leur identité, mais plutôt comme une trahison raciale, selon les accusations qui étaient fréquemment lancées par des journalistes blancs. » [14]
L’anthropologiste Maureen Mahon explique qu’à la moitié des années 1970, les jeunes musicien·nes noir·es qui voulaient jouer des chansons de Led Zeppelin et de Grand Funk Railroad étaient ridiculisé·es par leurs pairs blancs et noirs [15]. Le cas de Jimi Hendrix est emblématique : « [Il était] jugé par beaucoup comme un imposteur ou un vendu, le fait qu’il soit noir rendant sa musique rock inauthentique de la même manière que sa musique le rendait inauthentique en tant que noir. »
[16]
La situation de Hendrix illustre la transformation qui s’opère entre les années 1960 et 1970 en ce qui concerne la visibilité des musicien·nes noir·es dans le rock :
« Chuck Berry, un homme noir qui jouait de la guitare, était un archétype du rock’n’roll en 1960, mais à l’issue de la décennie, Jimi Hendrix était un intrus dans le rock parce qu’il était… un homme noir qui jouait de la guitare. » [17]
Quelques années plus tard, la décrédibilisation, l’invisibilisation et l’exclusion des musicien·nes noir·es au sein de l’industrie du rock poussera le collectif Black Rock Coalition à revendiquer dans leur manifeste de 1985 la musique rock comme musique noire afin de légitimer leur place dans ce milieu :
« Le BRC s’oppose aux composantes racistes et réactionnaires à l’intérieur de la musique américaine qui discréditent et subtilisent notre héritage musical et refusent aux artistes noirs la liberté de création et les récompenses économiques dont nos homologues caucasiens profitent sans se poser de questions. Le rock’n’roll, comme pratiquement toutes les formes de musiques populaires de part le monde, est une musique noire et nous sommes ses héritier·es. Nous aussi nous réclamons notre droit à la liberté de création et d’accès aux radios, publics, marchés, ressources et rétributions aux États-Unis et à l’international, quel que soit le genre. » [18]
Le metal émerge et se développe au sein du même contexte culturel et politique, qui explique la sous-représentation d’artistes noir·es – et plus généralement racisé·es – au sein d’une musique qui hérite directement du rock’n’roll. Ce qui ne veut pas dire qu’iels en sont complètement absent·es : Black Death est décrit comme le premier groupe de heavy metal constitué d’Africains-Américains (pour ce que l’on en sait en tout cas). Le groupe s’est formé en 1977 aux États-Unis et a enregistré un unique album en 1984.
De nombreux groupes de metal ont été accusés de véhiculer des idéologies d’extrême droite, néo-nazies et racistes. Parfois légitimes, parfois hors-propos, ces allégations ciblant des groupes en particulier ont eu tendance à se généraliser au milieu tout entier. L’un des facteurs explicatifs serait que la brutalité perçue de la musique est souvent assimilée au fascisme. Un deuxième facteur concerne les visuels utilisés par certains groupes. Par exemple, le groupe slovène Laibach, dont s’est inspiré le groupe allemand Rammstein, est connu pour jouer jusqu’à la parodie avec les codes fascistes. Leurs réponses aux personnes qui les accusent d’appartenir à une mouvance d’extrême droite sont elles-mêmes ambiguës : « Nous sommes aussi fascistes qu’Hitler était peintre »
[19] ou encore « Pour nous, chaque manière de comprendre Laibach est correcte. Laibach est assez grand pour contenir les contradictions et des interprétations opposées »
[20]. Selon les groupes, la part de provocation et la part de réflexion politique critique vis-à-vis des idées d’extrême droite varie.
En revanche, certains groupes tiennent indubitablement des positions politiquement problématiques. La scène raciste « white power » n’est pas liée à un genre en particulier, mais elle connaît un dynamisme certain dans le metal, et plus particulièrement dans le black metal. On y trouve notamment le mouvement National Socialist Black Metal (NSBM), que l’on peut traduire par « black metal national-socialiste » (parfois désigné sous le terme « black metal aryen »). L’idéologie véhiculée par le NSBM est – en plus de prôner la suprématie blanche – antisémite et antichrétienne. Si aujourd’hui ce mouvement s’est étendu sur la quasi-totalité du globe, des États-Unis à l’Australie en passant par l’Amérique du Sud, il faut regarder du côté de la Norvège pour tenter de comprendre sa construction.
C’est au début des années 1990 que le black metal émerge en Norvège avec ce qu’on appelle plus généralement la « première vague norvégienne de black metal ». Si depuis ses débuts dans les années 1950, le rock contient une dimension de contestation, le black metal s’inscrit dans une plus large mesure dans la transgression et la provocation [21]. Cette dimension atteint une signification très concrète avec la première vague norvégienne, marquée par une vague de violence et de controverses. Une série d’incendies d’églises se déroule en Norvège à ce moment-là et concrétise des idées sataniques mais également néo-nazies, invoquant une vision restreinte de l’odinisme (l’odinisme est un terme générique pour désigner « la version néo-païenne de la religion nordique ancienne »
). [22] Celle invoquée pour justifier les incendies rejette la tradition judéo-chrétienne afin de retourner aux prétendues sources de la culture norvégienne et défendre les intérêts des peuples de l’Europe du Nord. Deux figures connues de la scène black metal norvégiennes, Varg Vikernes de Bruzum et Gaahl, le chanteur de Gorgoroth, ont soutenu ces actes [23]. On quitte ici la volonté de jouer avec les symboles religieux, comme certains groupes peuvent le faire par rejet de la religion ou par goût de la provocation visuelle, pour se retrouver dans un rejet total de la chrétienté en tant que tradition juive dans le but de servir un certain idéal nationaliste et antisémite.
Néanmoins, il faut souligner, que lorsque le viking et le pagan metal font référence à l’odinisme, ce n’est pas forcément en lien avec l’idéologie qui a motivé les crimes des années 1990. Beaucoup de groupes de black metal flirtent avec une imagerie néo-nazie dans l’optique de provoquer, compte tenu du fait que le nazisme est un symbole fort de la transgression dans notre société. Pour se dédouaner de toute accusation de racisme ou de fascisme, un même argument est souvent avancé : le fait que le metal serait apolitique.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme « apolitique ». D’après la définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), le terme « politique » renvoie à tout ce qui est lié à l’État mais peut aussi concerner, dans un sens plus large, tout ce qui à un rapport à la société organisée. On parle souvent de politique au sens restreint de « politique politicienne », de ce qui a trait à la pratique du pouvoir au sein d’un gouvernement et aux partis politiques. La politique dans un sens plus large désigne ce qui concerne l’organisation de la société. Est politique ce qui a trait aux rapports entre les différentes entités et individus d’une société, à son fonctionnement et à ses actions.
Le CNRTL définit le terme « apolitique » comme se plaçant « en dehors de la politique ». Si on décide de regarder du côté de l’Encyclopædia Universalis, l’introduction du sujet de l’apolitisme nous affirme que cela « peut consister en un refus volontaire et motivé de se placer sur le terrain politique. Il peut être une posture que l'on adopte pour promouvoir en fait une option politique particulière. Au début du XXe siècle, il fut une conception particulière de l'action syndicale, en vue d'une certaine forme... d'action politique ! De nos jours, il est essentiellement une attitude de désintérêt à l'égard de la vie politique, dont la tendance à l'affaiblissement des conflits idéologiques semble être la principale responsable. » Un positionnement apolitique est donc en fait… politique en lui-même. Ne pas être politique serait se placer « en-dehors de la société » (donc aller vivre tout·e seul·e sans interactions avec le reste des êtres humains et de la société), et ce positionnement résulterait directement d’un choix politique... Afficher un désintérêt pour la politique politicienne n’implique pas d’être extrait des enjeux politiques liés à notre vie dans la société. Témoigner d’un désintérêt pour la vie politique est en soi une posture politique, qui a des implications politiques… En la matière, rien n’est jamais tout à fait neutre.
Les groupes de metal dont nous parlons évoluent clairement dans une société. La question de la portée politique, de leur attitude et de leur utilisation de symboles fascistes et racistes nécessite d’être posée : quel est l’impact des codes néo-nazis utilisés « juste » pour provoquer ? Il y a une différence entre le fait de parodier ou d’utiliser ces codes pour les détourner et faire réfléchir, et le fait de les utiliser pour leur dimension de soi-disant « pure provocation ». On peut aussi se demander quelle est la signification politique de cette provocation. Il s’agit de choquer, mais avec quelle visée ? Quel est le sens de faire appel à une idéologie à l’origine d’une des périodes les plus sombres de l’histoire ? Et utiliser ces signes à tout-va ne risque-t-il pas, d’une certaine manière, de les banaliser alors que certaines personnes les utilisent et les réceptionnent de manière on ne peut plus sérieuse ? D’autant plus que la violence des événements de la première vague norvégienne a donné une autre dimension à ces utilisations.
Dans Voice of our Blood: National Socialist Discourses in Black Metal, Benjamin Hedge Olson montre que le NSBM reprend la vision étroite de l’odinisme, le viking devenant ainsi un symbole d’une époque non-pervertie par le multiculturalisme. Si le discours général du black metal évoque un rejet de la société contemporaine avec une glorification du passé, le discours des membres du NSBM diffère du reste de l’univers black metal en établissant une dichotomie basée sur des critères raciaux et nationalistes. L’étude d’Olson de 2012 nous apprend également qu’au cours de la décennie précédente, les États-Unis ont vu se développer une prolifique scène NSBM. On peut ainsi y trouver le label Unholy dédié au mouvement NSBM, acheté en 1999 par Resistance Records qui est un des plus gros labels de musique white power. Resistance Records est d’ailleurs issu de la National Alliance qui est une organisation politique antisémite et prônant la domination blanche. De plus, certains membres de la NSBM considère le satanisme comme une création juive issue des écrits bibliques qui ne sont que « mythologie juive »
, et le rejettent donc par antisémitisme. De leur côtés, les blacks métalleux satanistes rejettent l’idéologie raciste de la NSBM. Les liens entre la mouvance satanique et la NSBM sont donc assez restreints.
C’est dans ce contexte que certains groupes reprennent des symboles politiques. Même si la scène NSBM est marginalisée par les gros labels comme Nuclear Blast, certains comportements entretiennent une ligne floue entre provocation et revendication. La question demeure donc : comment savoir ce que défend vraiment un groupe ? Et comment appréhender la réception qu’en fait son public (le prend-il au sérieux, ou a-t-il une distance critique ?). Penchons-nous sur quelques exemples pour explorer ces question.
Le cas de Phil Anselmo, chanteur du groupe Pantera à partir de 1987, a été particulièrement médiatisé. Wikipedia source et récapitule que, depuis le milieu des années 1990, Phil Anselmo a tenu des propos racistes, en s’en excusant par la suite. Au début de l’année 2016, à la fin de son set, Phil Anselmo accompagne son salut nazi d’un « White Power! »
. C’est avec une vidéo (celle-là) ainsi qu’un texte (que l’on peut retrouver dans cet article) que le chanteur s’excuse. Il revient d’ailleurs sur l’incident à différentes occasions ; la communauté du metal, de manière générale, condamne le geste. Pour certain·es, s’il y a un problème de racisme, il concerne Phil Anselmo lui-même et non la scène metal en général.
Cependant, celleux qui dénoncent le caractère raciste des paroles ou des actes venant de personnalités du metal prennent le risque de recevoir des commentaires peu sympathiques allant du Social Justice Warrior à des insultes homophobes et transphobes, comme peuvent en témoigner les commentaires [24] de la vidéo de Robb Flynn du groupe Machine Head.
Les différentes réactions de personnes noires et fans de metal face à cet emballement médiatique révèlent un certain malaise dû à l’existence de « blagues » ou des remises en cause de l’identité à cause de leur goût pour le metal. La vloggeuse KIMetal souligne que les personnes racistes ne comprennent pas le caractère raciste de leur comportement. Il faut penser que si le racisme est institutionnel, cela veut dire qu’il entraîne toute une logique de réflexion à caractère raciste. Dans ce cas-là, il est possible d’avoir des relations avec des personnes racisé·es tout en continuant à avoir cette logique qui sert les mécanismes du racisme.
De plus, KIMetal affirme que le comportement de Phil Anselmo aurait attiré un public prônant la suprématie blanche. Cet article revient sur quelques « incidents » qui se sont tenus au milieu des années 1990. En effet, le chanteur a donné en 1994 une interview durant laquelle il portait un T-shirt avec un symbole faisant référence au mouvement suprémaciste blanc Afrikaner, n’a pas condamné certaines personnes du public qui auraient crié « White Power »
lors de ses concerts et, en 1995, a eu un discours incitant les blanc·hes à être davantage fièr·es de ce qu’iels sont.
Pour certain·es, le cas Phil Anselmo a présenté l’opportunité de parler du racisme dans le metal. Pour une partie de la communauté metal, il est hors de question de reconnaître que cette personnalité puisse avoir un comportement raciste : iels considèrent que celleux qui sont choqué·es par un tel comportement sont trop « sensibles »
.
Par ailleurs, même si ses paroles à caractère raciste étaient connues, elles étaient le plus souvent tolérées au nom de la liberté d’expression. Dans la citation qui suit, Tom Morello, le guitariste de Rage Against The Machine, expose son point de vue sur les relations entre fascisme, racisme et liberté d’expression. Si dans un premier temps il condamne les idéologies fascistes, le guitariste s’empresse d’affirmer que son avis ne vient pas se poser contre la liberté d’expression.
« Il faut faire très attention et préciser ce dont on veut parler. Si certains pensent que le spectacle dans les salles de concerts, où les fans lèvent les bras en même temps et se déchaînent pour encourager leurs groupes, relève du fascisme, ils exagèrent nettement. Il n'y a rien à redire là-dessus. Quant au message véhiculé notamment par certaines formations, particulièrement de la mouvance black metal, qui prône parfois la supériorité de la race blanche, c'est premièrement stupide, mais c'est surtout révélateur d'un manque de culture évident. Cela dit, je suis un partisan de la liberté d'expression et j'accorde le droit à n'importe quel crétin de dire ce qu'il a envie. Mais je ne soutiendrai pas des groupes véhiculant une idéologie malsaine, au contraire. »
— Tom Morello, guitariste de Rage Against the Machine dans le « Péril Metal », Hard Force n° 50, octobre 1999, p. 57.
Ce raisonnement au sujet du racisme est tendancieux. Pour Morello, le racisme est le signe d’un manque de culture et d’intelligence, ce qui sous-entend que le racisme est l’affaire de personnes isolées. Cela nie donc que cette question a une dimension institutionnelle qui implique et justifie des mécanismes de discriminations (or le racisme est un « système social discriminant »
, comme l’explique Pablo Seban dans sa conférence gesticulée « Mes identités nationales » en décrivant comment fonctionne la « mécanique raciste »). Le lien entre le racisme et le manque de culture et d’intelligence apparaît d’autant plus ténu à la lumière d’un des constats de l’étude de Benjamin Hedge Olson qui rapporte que les membres du NSBM se perçoivent comme étant des individus plus intelligents et créatifs que les autres, ne se pliant pas à un effet de groupe.
On peut trouver un exemple de propos profondément racistes avec Varg Vikernes. Dans une interview qu’il a donnée pour le magazine Genocide [25], Vikernes définit certains sujets :
« Nazisme : la cosmologie biologique, le chemin vers Valhalla.
Fascisme : le chemin vers le nouvel Empire Romain.
Racisme : l’instinct de survie de toute race.
Nationalisme : nécessaire.
Immigration : les traîtres qui fuient leurs problèmes au lieu de les résoudre, ou de mourir en essayant.
Communisme : juste un autre outil de manipulation juive.
Paganisme : nom latin pour non-juif.
Odinisme : nom germanique pour paganisme.
Chrétienté : juste un autre outil de manipulation juive. »
En 2012, il a accordé une interview au site Radio Metal. L’édito intitulé « La liberté d’information, ses barrières et conséquences » démontre en quoi la rédaction du média n’a pas eu d’autre choix que de tronquer certains de ces propos pour des raisons légales. D’ailleurs elle déclare :
« Vikernes est un personnage profondément antisémite. Quand vous voyez le mot « riches », dites-vous qu’il pense automatiquement « Juif », peuple qu’il considère, avec des cheminements de pensée tordus, comme la plaie de l’Europe. Ayez conscience que Varg Vikernes est un personnage profondément raciste. Dites-vous que, sur certaines répliques, il parlait de certaines ethnies comme des « créatures », pour reprendre son terme, pour expliquer son dégoût de se mêler à eux et, plus encore, toujours selon ses termes, de se « reproduire » avec eux. » [26]
Si Vikernes est un personnage très médiatisé à cause de ses propos, il n’est pas un cas isolé. En effet, le groupe Peste Noire a tenu des propos liées à l’idéologie du NSBM dans une interview que l’on retrouve sur le site Militant Zone [26].
« Pour être précis, honnête, 100 % exact, PESTE NOIRE se réfère à la Révolution Conservatrice allemande, à la Nouvelle Droite française ou encore au fascisme italien sauce Casapound. Je suis racialiste, ethno-différencialiste, absolument contre le métissage, mais pas suprématiste. C’est sans doute sur ce dernier point que PESTE NOIRE se distingue de certains groupes purement NS. Une fois cette nuance établie, mon but premier, qu’on ne s’y trompe pas, reste la défense de la race blanche, et l’expulsion (pacifique si possible) des non-Européens de nos terres. Et sur ce point essentiel, les groupes NS sont mes premiers alliés. »
Il est important de prendre au sérieux ce type de discours : l’ignorer sous prétexte que cela concerne une petite partie de la scène metal est dangereux. Ces déclarations s’inscrivent dans une politique dont les conséquences sont bien réelles.
Le collectif Metalheads Against Racism s’est justement monté avec pour objectif de dénoncer les groupes qui ont des idéologies à caractère raciste, antisémite et homophobe. Il rassemble une petite communauté sur Facebook. Bien que leurs intentions soient louables, on peut s’interroger sur certains présupposés politiques du groupe. Par exemple, dans leur texte de présentation publié sur leur site, le collectif avance l’idée que le metal – irréprochable par nature car il s’agit d’un art « à propos de l’amour de la liberté »
qui aurait « toujours été opposé au fascisme »
– aurait été de plus en plus « infiltré »
(sic) récemment par des racistes (les références au collectif que l’on peut trouver en ligne remontent à 2003, pour donner une idée de quelle période on fait référence ici). Il est intéressant de noter que leur texte relie intimement racisme et fascisme : être opposé au fascisme est synonyme de « ne pas être raciste ». Or il est tout à fait possible d’être raciste sans être fasciste. Ce type de raisonnement sert un récit consistant à idéaliser le genre musical comme étant irréprochable par essence et qui serait perverti par certains individus au cours de son évolution récente. Or, ce type d’analyse empêche de penser le racisme comme une structure qui traverserait le metal en tant que produit d’une société dominée par les blanc·hes, alors qu’il est l’héritier direct, on l’a vu, du rock’n’roll construit comme une « musique de blanc·hes » et dont les acteurices sont majoritairement blanc·hes.
En plus de l'esthétique qui peut traduire une affiliation ou un détournement de symboles faisant référence à des mouvements politiques, on peut aussi s’intéresser aux paroles de chansons. Un certain nombre de groupe emplissent leurs chansons de paroles extrêmement violentes, parlant de meurtres et d’agressions sexuelles. L’interview de Dragon Force chez Vice à ce sujet est assez intéressante. En effet, au cours de cette entrevue, le journaliste donne l’occasion au groupe de revenir sur certaines paroles de leurs chansons. La seule réponse du groupe serait que tout cela n’est qu’une vaste blague (ils admettent avoir un sens de l’humour un peu « tordu »
), mais que de toute façon ils ne voient pas le potentiel soucis que peuvent poser ces paroles. Cependant, le journaliste affiche son inquiétude à l’égard de jeunes personnes (ou des personnes simplement plus influençables) lorsqu’iels se retrouvent exposé·es à de telles paroles sans avoir de possibilité de prendre du recul face à cela.
D’une manière globale, il semblerait que, sous couvert d’une rébellion face aux normes de la société actuelle, beaucoup de paroles et de gestes sont accepté·es. En effet, lorsque certaines paroles sont questionnées pour leur caractère violent ou transgressif, les arguments avancés sont ceux de la blague ou d’un fantasme de la vie réelle. De plus, la non-condamnation de ces violences verbales est invoquée lorsque d’autres chansons sont critiquées pour leur caractère raciste. Cette logique tend ainsi à tolérer des groupes se revendiquant NSBM. Même si, comme nous l’avons souligné dans le précédent article, il peut sembler antinomique de se placer à l’opposé d’une société lorsqu’on amplifie ses travers...
Jusqu’à maintenant, nous avons beaucoup parlé du comportement de la majorité des personnes constituant la communauté metal qui est, on vous le rappelle, majoritairement masculine, cis, hétéro et blanche. En quoi cela influe-t-il sur la présentation des muscien·nes (et du public) racisé·es ? Quels sont les commentaires de la part du public ?
En se basant sur les commentaires Youtube, on peut dresser trois catégories :
Dans ce discours, on rejoint l’idée de « colorblind », c’est-à-dire de « ne pas voir les couleurs » parce que de toute façon, on est tou·tes pareil·les. Cette logique se veut anti-raciste mais on peut noter qu’elle a tendance à nier et invisibiliser les expériences des différentes personnes racisées.
Partant d’une bonne intention, ce discours vise à légitimer la présence d'artistes noir·es dans le milieu du metal. En plus de poser la question pour les autres racisé·es, cette réaction donne l’impression que cette musique est en effet à l’origine une musique pour les blancs (seulement inspirée par une musique noire) mais qui n’hésite pas à s’ouvrir aux personnes non blanc·hes.
Cet argument peut donner une impression d’hommage, accordant que c’est grâce au rhythm’n’blues que l’on a pu aboutir au rock, niant au passage que la ré-interprétation des musiques noires par les blanc·hes a contribué à renforcer la séparation entre « musique pour les noir·es » et « musique pour les blanc·hes ».
Cette réponse traduit une certaine surprise de voir un·e noir·e dans le metal, comme si c’était quelque chose de rare. Or, ce discours sur cette prétendue « rareté » se révèle très répétitif. En effet, en 2008, la youtubeuse Shennie avait fait une vidéo pour expliquer les remarques qu’elle recevait à cause de son écoute du metal. S’en est suivie une multitude de réponses venant elles aussi de personnes africaines-américaines. La dernière réponse date de 2015 confirme les commentaires reçus par Shennie qui questionnent de la légitimité des personnes noires dans le metal. Il est d’ailleurs intéressant de voir que les remarques viennent tout aussi bien de racisé·es que de blanc·hes. Le fait de voir son affection pour le metal être questionnée aussi bien par des personnes blanc·hes que des racisé·es fait écho à l’internalisation des normes : l’ensemble de la société veille à ce que chaque individu·e n'aille pas au-delà du comportement qui est établi comme raisonnable. Au début de l’article, nous avons vu comment le rock’n’roll a été vendu comme étant « pour les blanc·hes » et que cela s’est ancré dans l’imaginaire collectif touchant ainsi les personnes racisé·es ou non.
Ces commentaires visent surtout les personnes afro-descendantes. Pour les musiciennes asiatiques, on constate que de nombreuses remarques sont à caractère sexuel. On peut prendre comme exemple les commentaires sous les vidéos de Cinq Element, Dazzle ou de Yousei Teikoku. Globalement, en dehors des scènes asiatiques, il est compliqué de trouver un groupe occidental avec un·e membre asiatique. On peut penser à Ji-In Cho (chanteuse de Krypteria, Become One, And Then She Came) et Chiyo Nukaga (batteuse de Noothgrush). Il semblerait que cette partie des personnes racisées soit invisibilisée, comme en témoigne cette discussion reddit (en anglais).
Les personnes racisées subissent donc dans le metal les mêmes oppressions que dans notre société. Dans son livre What Are You Doing Here? Black Women in Metal, Hardcore and Punk (« Qu’est-ce que tu fais là ? Les femmes noires dans le metal, le hardcore et le punk »), dont vous pouvez trouver un extrait en ligne, Laina Dawes, autrice et journaliste, fait état de son vécu en tant que femme afro-américaine dans le milieu du metal, du hardcore et du punk.
« Beaucoup de femmes dans ce livre parlent de leur vie dans les scènes metal, hardcore et punk, où elles ont senti la menace de perdre leur identité culturelle noire. Elles avaient peur que les gens les accusent de s’éloigner de leur propre culture ou race. Croyez-le ou non, les noir·e·s et non-noir·e·s considèrent généralement que les personnes noires s’intéressent à des genres musicaux extrêmes pour perdre leur négritude – que nous ne nous aimons pas et, pire encore, que nous n’aimons pas ceux qui nous ressemblent. Rien ne peut être plus éloigné de la vérité. » [28]
Dans la vidéo ci-dessous, on retrouve Laina Dawes pour une interview aux côtés de MilitA de Judas Priestess.
« Oh tu sais, c’est cool que tu fasses du rock’n’roll, mais si tu veux faire du rock’n’roll tu as besoin de paraître plus “blanche”, parce que si c’est trop “sauvage”, si c’est trop “ethnique” [sic], ça va faire peur aux gens. Au lieu d’être considérée comme une excellente chanteuse, je suis considérée comme une chanteuse noire. » [28]
Les personnes racisées ont toujours été présentes dans le metal. On peut penser au premier groupe d’africains-américains Black Death, ou encore à tou·tes les musicien·nes qu’on retrouve dans beaucoup de groupes. Mais parce qu’il est surtout question de femmes dans le metal et surtout de femmes non-blanches, on a décidé de mettre en avant quelques groupes dans notre playlist (mais vous pouvez y contribuer via les commentaires !).
Le metal est un style de musique qui a émergé aux États-Unis et au Royaume-Uni. Dès les années 1970, de nombreux groupes se sont formés dans les autres pays du monde, mais l’histoire du metal et de ses styles principaux reste traditionnellement centrée sur quelques aires géographiques : la sphère anglo-saxonne, nord-américaine, et, dans un second temps, allemande et scandinave. Il est difficile de trouver des références extérieures à des groupes occidentaux dans la page Wikipedia anglophone sur l’histoire du metal. Autre exemple significatif : dans le documentaire Heavy Metal, a Headbanguer Journey, les pays visités et les pays d’origine des musicien·nes interviewé·es se limitent aux États-Unis, Royaume-Uni, Norvège, Allemagne, Canada (à l’exception de Tom Araya, de Slayer, originaire du Chili mais qui officie dans un groupe états-unien) [30]. Il faut attendre le deuxième documentaire de Sam Dunn, intitulé Global Metal, qui explore l’impact de la mondialisation sur la culture metal, pour voir apparaître à l’écran une représentation des groupes de metal de pays non-occidentaux : Brésil, Japon, Indonésie, Inde, Chine, Israël, Iran, Arabie saoudite, Égypte, Émirats Arabes Unis.
On pourrait argumenter que puisque les États-Unis, le Royaume-Uni et certains pays d’Europe sont historiquement les pays d’origine des différents styles musicaux majoritaires dans le metal, il est normal que l’attention s’y focalise. Ces zones géographiques seraient le centre depuis lequel se sont diffusées des musiques, et les autres pays auraient simplement repris les codes culturels et musicaux à leur suite. Ceci sous-entend que le processus d’adoption des styles de musique n’aurait pas généré de fusion ou de création de nouveaux styles sous l’impulsion de la propre créativité des musicien·nes des scènes locales, et au contact des traditions musicales plus anciennes. Ou plutôt, ces fusions n’auraient pas été suffisamment « importantes » (d’un point de vue commercial, culturel ou médiatique) pour atteindre le monde occidental et justifier que l’on en parle dans les médias… On retrouve ici l’idée d’une hégémonie de la culture occidentale, en particulier anglo-saxonne et nord-américaine, qui s’appuie sur des moyens de diffusion médiatiques et économiques dominants dans un monde post-colonial. Cette dynamique est bien sûr loin d’être propre à la musique metal.
En tout cas, elle simplifie et surtout invisibilise considérablement l’histoire et l’évolution de la musique metal dans les pays où des groupes se sont formés (et ils sont nombreux si l’on en croit la base de données de l’Encyclopaedia Metallum). Elle influence également la manière dont nous considérons les groupes des pays non-occidentaux, qui n’acquièrent d’existence reconnue que lorsque les médias occidentaux les « découvrent » (tel Christophe Colomb « découvrant » l’Amérique). Ces quelques titres d’articles et de vidéos de grands médias sont évocateurs : « Metal in the Middle East? A Music Scene Emerges » (New York Times), « The Weird Global Appeal of Heavy Metal, From Indonesia to Latin America, Russia to Japan, Metal Is Taking Hold » (Wall Street Journal), « 10 Awesome Metal Bands From Surprising Countries » (Loudwire).
Chez les auteurices de ces articles, que des groupes de metal puissent exister en dehors de la sphère nord-américaine et européenne suscite des réactions de surprise (« surprising countries »
) et même d’incompréhension (« weird global appeal »
) tant le metal et la culture présumée ou fantasmée de certains pays semblent incompatibles pour certain·es. Ils soulignent ensuite la nouveauté du phénomène (« a music scene emerges »
) ou bien le fait qu’il commence tout juste à devenir quelque chose de sérieux (« is taking hold »
). Si dans certains pays, les groupes de metal n’existent effectivement que depuis une vingtaine d’années (en tout cas, à notre connaissance), de nombreux autres pays ont le plus souvent une histoire du hard rock et du metal qui remonte à plusieurs décennies. Citons quelques exemples : au Japon, le groupe Flower Travellin’ Band formé en 1967 est reconnu comme l’un des pionniers du hard rock, et les groupes de heavy metal commencent à émerger dès la deuxième moitié des années 1970 (Bow Wow en 1975, 44 Magnum en 1977 and Earthshaker en 1978) [31].
En Russie, plusieurs groupes comme Mashina Vremen expérimentent autour du hard rock dans les années 1970 ; des groupes de heavy metal apparaissent dans les années 1980 : Alisa, Ariia, Chernyi Kofe, Korroziia Metalla and Trizna [32].
En Indonésie, le metal, qui se développe à partir des années 1970, prend une telle place dans la culture du pays que la scène metal indonésienne est aujourd’hui considérée comme la plus importante d’Asie [33] (son président élu en 2014 se revendique d’ailleurs publiquement comme métalleux [34]).
Au Brésil, les années 1980 voient émerger une importante scène de thrash [35], mais des groupes de metal apparaissent dès la fin des années 1960 : citons Made in Brazil (1967), Casa das Máquinas (1973), Patrulha do Espaço (1977).
Au Botswana, la scène heavy se construit dès les années 1970 à partir du groupe Nosey Road et développe une sous-culture qui est loin de se résumer à la reproduction du style nord-américain, comme l’illustre par exemple cette description du look metalleux-cowboy qui s’est développé dans le pays [36] :
« Un bon exemple d’où vient notre style est la pochette de Ace of Spades de Motorhead [...]. Également, beaucoup de métalleux au Botswana sont des cowboys qui viennent de villages et de fermes, alors ils mélangent le visuel cowboy avec le look metal du motard. Beaucoup portent des couteaux de chasse et des parties d’animaux morts. Nous buvons dans des cornes de vache évidées. » [37]
Très récemment, Libération a publié une série de photographies des métalleuses du pays réalisées par le photographe sud-africain Paul Shiakallis.
Tous ces exemples encouragent à nous interroger sur la manière dont nous nous représentons la scène metal : ses origines, ses évolutions, ce qui constitue un style « majoritaire » ou non, mais aussi qui en sont les acteurices et quels les éléments en constituent la – ou plutôt les – cultures. En d’autres termes, il s’agit de décentrer notre point de vue.
En remontant aux origines du rock, nous avons vu comment le genre s’est construit comme une « musique de blanc·hes »
, en opposition au rhythm’n’blues et à l’exclusion progressive des artistes noir·es. Le hard rock et le metal, en ligne droite du rock, ont poursuivi cette trajectoire à la fin des années 1960. Ceci est une première explication à l’idée reçue selon laquelle le metal serait une musique de blanc·hes : sur la scène occidentale, tant le public que les musicien·nes y sont effectivement majoritairement blanc·hes. Le metal traîne également une réputation de musique raciste. Quelques courants soutiennent effectivement une idéologie d’extrême droite et de suprémacisme blanc, mais il serait erroné de généraliser à l’ensemble du genre. Dans de nombreux cas, la notion de provocation est élevée comme bouclier face aux accusations de racisme et de fascisme des groupes qui réutilisent des symboles néo-nazis ou politiquement tendancieux. On pourrait néanmoins s’interroger sur les implications politiques de ce phénomène. Par ailleurs, les dénonciations des propos racistes de certains artistes sont devenus plus audibles ces dernières années. Ce contexte pourrait expliquer pourquoi le metal dans les pays occidentaux n’est pas un milieu particulièrement attirant pour les personnes racisées. Pourtant, elles y sont bel et bien présentes, en tant que fans et en tant qu’artistes, bien qu’elles y subissent du racisme dont les modalités sont semblables au racisme ayant cours au sein de notre société.
[2] Corinne Campenon, Le Rock : Historique
[3] Christopher John Farley, Elvis Rocks. But He’s Not the First « Elvis Presley, was one of a long line of people that helped shaped rock. Memphis Minnie, Louis Jordan, Little Richard, Chuck Berry, Fats Domino, Jerry Lee Lewis, Buddy Holly, Sister Rosetta Tharpe, and many others also played important roles. »
[6] Controversée pour cause de racisme, voir Elvis After Elvis : The Posthumous Career of a Living Legend - Gilbert B.Rodman p.30-34
[7] Sam Phillips, America National Biography Online
[9] Anthony Decurtis, Is Rock’N’Roll A White Man’s Game? « In a segregrated America in which certain radio stations would not play songs by black artists, Presley more than filled the bill, and in the process helped solidify the image of rock 'n' roll as the music of white teenage rebellion. »
[10] La presse française utilise régulièrement des majuscules aux mots « noir » et « blanc », nous vous recommendons ces deux articles pour comprendre en quoi cela est problématique : Pourquoi dans la presse francaise un noir prend-il une majuscule ?, Le médiateur du journal Le Monde avoue croire aux races humaines
[11] Jack Hamilton, How Rock and Roll Became White « the trajectory of black popular music is often directly linked to the trajectory of the civil rights movement, where rhetoric of self-determination and, in more extreme cases, outright separatism became more pronounced in the later part of the decade. This is an intriguing argument with some amount of truth, but it tends to conflate music and activism when the specifics of musicians’ political commitments were often hazier. The self-segregation narrative also excuses the majority (white) side for any responsibility for the disappearance of black artists from rock music. »
[12] Anthony Decurtis, Is Rock’N’Roll A White Man’s Game? « The irony, of course, is that while white artists like the Rolling Stones are exalted for their borrowings from black music, black artists who try to reclaim the now predominantly white classic-rock tradition are often met with industry indifference, if not hostility. »
[13] Dan Einav, Did The Rolling Stones Steal The Blues?, Huffinton Post 07/12/2016 « There is nothing gimmicky or parodic about The Rolling Stones’ playing the blues; not back in the 1960s, nor today with their new album, has there been any indication that their music belittles or undermines the profound heritage of black blues music. This isn’t some kitschy pop group who’ve released a blues album on a whim to make headlines and money, but a band with a sincere love of the genre. »
[14] John Hamilton, How Rock and Roll Became White « As the 1960s wore on, cosmopolitan versatility among black artists was not heard as identity transcendence but rather as racial betrayal, in accusations that were frequently lobbed by white critics. »
[15] ibid, « According to anthropologist Maureen Mahon, by the mid-1970s young black musicians who wanted to play songs by Led Zeppelin and Grand Funk Railroad recalled being ridiculed by white and black peers. »
[16] ibid , « judged by many as a fraud or sellout, his blackness rendering his music as inauthentically rock at the same time that his music rendered his person as inauthentically black. »
[17] Michaelangelo Matos, Tracing The Rock And Roll Problem, Pitchfork « Chuck Berry, a black man with a guitar, had been a rock and roll archetype in 1960, but by the end of the decade Jimi Hendrix would be seen as rock’s odd man out for being... a black man with a guitar. »
[18] Black Rock Coalition Manifesto « The BRC opposes those racist and reactionary forces within the American music industry which undermine and purloin our musical legacy and deny Black artists the expressive freedom and economic rewards that our Caucasian counterparts enjoy as a matter of course. Rock and roll, like practically every form of popular music across the globe, is Black music and we are its heirs. We, too, claim the right of creative freedom and access to American and International airwaves, audiences, markets, resources and compensations, irrespective of genre. »
[20] « From our position every understanding of Laibach is correct. Laibach is big enough for contradictions and opposite interpretations »
[24] [Content Warning : homophobie et transphobie] Voici certains de ces commentaires : « when are you transitioning ? », « you need to see a gynecologist Robin, fuck off », « Dude… you’re an absolute pussy », « Grown man turned pussy little vlogger… Lost many fans this year ? What a fucking douche! », « I can smell dicks on this guys breath through the speakers... »
[25] « Nazism : The biological cosmology, the road to Valhalla. Fascism: The road to the New Roman Empire. Racism: Every race’s natural survival instinct. Nationalism: Necessary. Immigration: Traitors running away from their problems, instead of solving them, or dying in the attempt-like. Communism: Just another jewish tool of manipulation. Paganism: Latin word for non-jewish. Heathendom: The germanic paganism. Christianity: Just another jewish tool of manipulation. » (source)
[28] Morceau de l’extrait What Are You Doing Here ? Black Women in Metal, Hardcore and Punk : « Many of the women in this book discussing their lives in the metal, hardcore, and punk scenes felt the threat of losing their black cultural identity. They worried about being perceived as wanting to distance themselves from their culture or race. Believe it or not, blacks and nonblacks both commonly assume that black people get into heavier musical genres to shed their blackness — that we do not like ourselves and, worse, that we do not like others who look like us. Nothing could be further from the truth. »
[29] Extrait de l’interview de MilitiA dans FULL STORY : Black Metal « Oh you know, that’s cool that you do rock’n’roll but if you’re gonna do rock’n’roll you need to look more « white » because if it’s too wild, if it’s too ethnic people will turn away. Instead of being taken as a great singer I’m taken as a black singer »
[30] Metal: A Headbanger's Journey sur Wikipedia
[31] Japanese metal sur Wikipedia
[34] De notre côté, il y a encore du boulot mais on s’en approche.
[35] Brazilian heavy metal sur Wikipedia
[37] ibid, « A good example of where we get the style from is Motorhead's Ace Of Spades cover [...]. Also many metalheads in Botswana are cowboys from the villages and farms, so they mix the cowboy image with a biker metal look. Many wear hunting knives and parts of dead animals. We drink from the hollowed-out horns of cows. »