
Je ne vous apprendrai rien avec cette phrase d’introduction, mais aujourd’hui les jeux vidéo sont partout. Et ils parlent de presque tout : adaptation de licences (combien de jeux estampillés Star Wars dans le monde ?), expériences vidéoludiques à la Journey ou simples casual games comme le Candy Crush de votre voisin·e de métro, vous ne pouvez pas vous balader dans la rue sans en croiser. À la frontière entre les arts narratifs, visuels et musicaux, ils forment un ensemble complexe passionnant à étudier, et c’est ce que je me propose de faire en vous montrant dans cet article comment il est possible d’analyser un jeu en le replaçant dans son contexte culturel.
Avertissement : cet article contient des spoilers du jeu Until Dawn, déconseillé aux moins de 18 ans.
Until Dawn est un jeu de type survival horror, développé par Supermassive Games et sorti en 2015.
Partie du groupe d'Until Dawn au début du jeu.
Lorsque huit ami·es retournent dans le chalet isolé où deux de leurs proches ont disparu un an auparavant, les choses tournent vite au cauchemar.
Fuirez-vous devant le danger ? Essaierez-vous de vous cacher ? Ou l’affronterez-vous ?
Vous devrez prendre des décisions instantanées qui signeront la vie, ou la mort, de chaque membre.
Incarnez chacun des huit ami·es, qui survivront ou mourront en fonction de vos choix.
Mais diantre, Apollo, pourquoi parler d’un jeu sorti il y a deux ans ? Parce que, s’il est possible de faire le travail que je m’apprête à vous présenter avec une bonne partie de la production vidéoludique, Until Dawn reste un cas d’école en la matière.
Prévu initialement sur PS3, ce jeu de Supermassive Games a été repris en entier par le studio pour une sortie sur PS4. C’était la bonne surprise de 2015 pour Sony, qui ne s’attendait pas à ce que ce survival horror dans la lignée de Heavy Rain rencontre un si franc succès. Malgré une rejouabilité discutable, il s’avère être intéressant tant au niveau de la forme que du fond, et c’est pourquoi j’ai décidé d’y consacrer un article entier.
Nous y parlerons cinéma, littérature, jeu vidéo, psychologie, philosophie, appropriation culturelle, féminisme et symbolisme.
Commençons par quelques considérations techniques sur la réalisation du jeu en lui-même. Pensé comme un film d’horreur et coécrit par deux scénaristes issus à la fois du cinéma (Larry Fessenden) et des jeux vidéo (Graham Reznick), Until Dawn se revendique clairement au niveau de son gameplay comme de son design dans la lignée de Heavy Rain. La possibilité de sauvegarder est abandonnée et vos choix auront une incidence sur les évènements à venir, changeant parfois radicalement la nature de l’histoire.
L’expérience tient plus du film interactif que du jeu vidéo classique. Le ratio cinématiques/séquences de jeu reste à déterminer mais une bonne moitié du produit fini me semble plutôt appartenir au domaine de la cinématique, le reste du gameplay tenant en majorité du jeu d’enquête. Photoréaliste, utilisant la motion capture, Until Dawn se paie en plus le luxe d’un casting d’acteurices professionnel·les issu·es du milieu du cinéma et de la série télé (Peter Stormare, Hayden Panettiere, Rami Malek, Brett Dalton ou Galadriel Stineman).
Cette qualité est aussi la cause de deux problèmes du jeu. La qualité du graphisme, qui donne lieu à des scènes à couper le souffle, est aussi à l’origine des visages figés ou des défauts d’expression qui sautent aux yeux (attention vidéo).
D’autre part, si je suis tout à fait en faveur de la modélisation des personnages sur des acteurices connu·es, je suis beaucoup plus sceptique au niveau de la trame de l’histoire. Les personnages d’Until Dawn sont censés être de très jeunes adultes. On pourra dire ce qu’on voudra à propos de la définition de cette période de la vie, si on examine le casting, l’on s’aperçoit de la chose suivante. Au moment du tournage, les acteurices incarnant notre petite bande de jeunes étaient âgés de :
Comme vous le constatez, certain·es ont plus de dix ans de différence avec leur personnage. On pourra argumenter qu’on ne sait pas quel âge exact ont nos protagonistes, mais le contexte laisse à penser que la majorité d’entre elleux est fraîche émoulue du lycée. Dans ces conditions, instaurer la suspension d’incrédulité devient très compliqué. Hayden Panettiere faisait peut-être une pom-pom girl convenable dans Heroes, aujourd’hui c’est moins le cas, et on pourra utiliser tous les subterfuges du monde, cela ne donnera pas à Rami Malek ou Brett Dalton l’air d’avoir la vingtaine. Ce défaut n’est pas endémique au jeu lui-même puisque si on le compare à la production cinématographique actuelle, on s’apercevra des mêmes soucis. Essayez de jeter un œil au premier Vendredi 13 et à son remake de 2009 particulièrement parlant en la matière. Ou les États-Unis ont un vrai problème de puberté précoce, ou leurs réalisateurices ont besoin d’un sérieux stage dans un lycée pour voir ce qu’est un·e adolescent·e.
Capture d’écran du film Vendredi 13 (1980)
Capture d’écran du film Vendredi 13 (2009)
Au niveau sonore, il convient de souligner le travail de Jason Graves autant pour l’ouverture, avec une version de « O Death » qui colle très bien à l’ambiance du jeu, que pour les musiques in-game qui soulignent l’action sans la submerger sous des sons tapageurs et facilitent un peu plus l’immersion. Point négatif en revanche : l’insupportable bip des QTE (Quick Time Event, où il faut appuyer sur une ou plusieurs touches avant la fin du temps imparti pour réaliser l’action prévue). À défaut de faire monter la pression (honnêtement, le contexte suffit), il réussit à déconcentrer à coup sûr et est en plus gênant si vous ne vivez pas seul·e, puisqu’on l’entend même avec le casque.
Outre son identité graphique, l’autre fondation sur laquelle Until Dawn est bâti est son système de jeu. Conçu sur l’effet papillon et sur une narration épisodique à alternance de points de vue, en partie donc comme Life Is Strange (DONTNOD, 2015), Until Dawn rend caduque l’idée de sauvegarde. Le joueur alterne :
Calibré pour maximiser l’effroi chez le spectateur (cf. le making-of disponible dans les bonus du jeu), on ne peut nier l’efficacité de la mise en scène, mais on se doit aussi d’évoquer l’aspect parfois frustrant du QTE ou le côté peu lisible de certaines conséquences. Par exemple, assurer la survie de personnages comme Jessica et Matt tient à un poil de derrière de raton laveur, parfois sans justification valable (notamment pour Matt), et l’impossibilité de recommencer juste la séquence qui pose problème sans recommencer le jeu pourra en faire grincer des dents plus d’un·e.
L’essentiel de la trame scénaristique du jeu se concentre sur la douzaine d’heures d’une nuit d’hiver à Blackwood Pines. Le nombre de lieux est réduit, se partageant principalement entre le chalet de la famille Washington, les mines et le sanatorium au sommet de la montagne. L’histoire est divisée en un prologue et dix épisodes, chacun d’entre eux étant ouvert par un « précédemment » récapitulant les points importants du récit et terminé par une séquence avec l’analyse du Dr. Hill. Lors de chaque épisode, læ joueureuse aura l’occasion d’incarner un·e ou plusieurs protagonistes pour faire progresser l’histoire.
Les dialogues sont bien écrits et les attitudes des héro·ïnes suffisamment parlantes pour qu’on n’ait pas besoin de consulter les « fiches de personnages » toutes les cinq minutes afin de saisir les liens qui les unissent. On identifie deux arcs scénaristiques principaux, le premier englobé dans le second, dont le schéma narratif peut se résumer de la façon suivante :
Schéma narratif du jeu Until Dawn.
Le récit souffre pourtant de deux faiblesses générales : sa temporalité et sa représentation de l’espace. D’abord, parce que certains évènements semblent prendre plus ou moins de temps selon les personnages (par exemple, Josh semble mettre beaucoup moins de temps que Matt et Emily pour faire l’aller-retour au téléphérique alors qu’il lui faut descendre, ravager le local, prendre la clef et remonter), mais aussi parce que les plans des lieux semblent assez peu cohérents. Il est en effet difficile de dessiner un plan du chalet. D’autre part, l’existence du tunnel entre le chalet et le sanatorium bien commode pour l’histoire semble incompatible avec le terrain instable de la montagne.
Mais pour étudier Until Dawn d’un point de vue narratif, il est important de prendre en compte un facteur capital. Le jeu a été conçu comme un film d’horreur par un réalisateur/producteur/scénariste de film d’horreur, Larry Fessenden. Plus précisément, Until Dawn est un mélange entre slasher post-moderne, neoslasher et survival horror classique.
Le slasher est un sous-genre du cinéma d’horreur mettant en scène le martyre d’une bande de jeunes gens (adolescent·es ou jeunes adultes) aux mains d’un·e ou plusieurs tueureuses (généralement masqué·es). Apparu en 1974 avec Massacre à la tronçonneuse ou Black Christmas, cette forme d’horreur a donné naissance à une multitude de films, à un certain nombre de licences et à des personnages emblématiques aujourd’hui entrés dans la culture populaire, souvent du côté des tueureuses (Freddy Krueger, Jason, etc.). Disposant de ses codes et de ses archétypes, il est l’objet d’études universitaires dans des champs divers (sociologie, histoire ou psychologie) et considéré comme l’héritier du théâtre du Grand Guignol.
Dans son article de 2014, Sotiris Petridis distingue trois périodes principales dans l’histoire de ce sous-genre avec période classique (années 1970 à la fin des années 1980), slashers post-modernes (dans les années 1990) et neoslashers (depuis les années 2000). Si pendant la période classique, les réalisateurs ont établi des figures/tropes, la période suivante se les est approprié·es pour mieux s’en moquer ou les détourner (Scream). Le neoslasher quant à lui est marqué par les questions autour de l’origine du mal et le caractère souvent aléatoire de la mort. Apparu dans les années 2000, il est fortement marqué par la peur liée aux attentats.
Pourquoi peut-on parler de slasher post-moderne et de neoslasher dans le cas d’Until Dawn ? D’abord à cause de la trame de l’histoire. Pour l’essentiel, le slasher est un genre qui tourne autour de la notion de punition, que les victimes du tueur soient coupables du crime reproché ou bien assimilées aux véritables coupables (Vendredi 13). Le crime n’a même pas besoin d’être un vrai crime. Dans le cas de La Cabane dans les bois, les protagonistes sont punis pour le simple fait d’être jeunes. Ici, nous avons entre les mains le destin de huit jeunes gens pris pour cible par un agresseur masqué (on reviendra sur ce point plus tard) après avoir commis un « crime » par le passé. En effet, les actes de chacun des protagonistes ont conduit à la disparition de deux de leurs amies et parentes, les jumelles Hannah et Beth, un an plus tôt.
J’évoquerai rapidement les caractéristiques du neoslasher présentes dans le jeu afin de les évacuer puisqu’elles ne sont pas dominantes mais apparaissent comme un hommage à Saw.
Les personnages en eux-mêmes sont typiques du slasher, mais l’on reconnaît le caractère post-moderne d’Until Dawn à mesure que le récit se déroule. On admet généralement la présence d’un certain nombre de personnages stéréotypés dans le slasher. Avec le temps, ceux-ci se sont formalisés mais on peut déjà percevoir leur émergence dans des films comme Vendredi 13 (1980). La Cabane dans les bois (2012) en évoque cinq :
Until Dawn présente ces cinq types de personnages sous forme de variantes :
Pourtant, à la différence de la plupart des slashers classiques où les personnages voient leur psychologie se réduire peu à peu à un comportement d’archétype, les personnages d’Until Dawn se complexifient, une composante nécessaire pour que læ joueureuse ait envie de les sauver. Il ne faut pas aller chercher bien loin la raison pour laquelle l’originalité des morts est le focus de la plupart des films. Lorsque vous avez affaire à un personnage avec l’épaisseur du papier Bible, compatir devient plus difficile, le processus de déshumanisation s’enclenche et le tueur devient plus populaire que ses victimes. À l’inverse, dans Until Dawn, Jessica est une jeune femme complexée ; Ashley peut se défendre face à son agresseur ; Chris peut céder à la tentation de la violence ou Matt se révéler parfois moins conciliant que prévu. Cette complexification des protagonistes culmine au chapitre 7, lorsque Josh révèle qu’il n’y avait aucun tueur et qu’il s’agissait pour lui de venger ses sœurs, permettant ainsi d’embrayer sur le deuxième axe narratif du jeu.
Les slashers sont notamment connus pour leur violence sexiste et raciste. La mort des femmes est souvent montrée en gros plan dans des séquences longues, au contraire des meurtres d’hommes souvent achevés hors-champ de manière brutale mais brève. De même, ne pas être blanc·he dans ce type d’œuvre se traduit par une espérance de vie réduite. Est-ce le cas dans Until Dawn ?
La réponse est malheureusement oui. À première vue, les personnages sont mis sur un pied d’égalité mais quand on s’y intéresse de plus près, on remarque que trois d’entre eux subissent un traitement plus violent que les autres : Jessica, Emily et Matt.
C’est un grand classique dans les slashers : la femme qui a des relations sexuelles sera une des premières à mourir. C’est aussi le cas dans Until Dawn. Jessica est en effet enlevée par le wendigo après avoir hurlé qu’elle allait avoir des relations sexuelles avec son petit ami. Selon la façon dont vous avez joué, elle peut aussi être en sous-vêtements lorsque l’attaque se produit. Jouant sur le cliché de l’écolière sexy et garce (de sa coiffure avec son visage enfantin à son caractère enclin aux caprices), Jessica est présentée, au moins au départ du jeu, comme la personne par qui le mal arrive. Elle est à l’origine de la blague cruelle sur Hannah et son incapacité à s’entendre avec Emily conduit à la séparation du groupe dans le premier arc.
Capture d’écran de Jessica.
Par la suite, tout son personnage est vu par le prisme de la demoiselle en détresse. Arrachée et passée par une fenêtre puis balancée dans une cage d’ascenseur, elle sert d’abord de motivation pour Mike à partir en quête de réponses, avant de se retrouver à suivre Matt dans les tunnels de la mine s’iels survivent tou·tes les deux. Sa dernière ligne de dialogue dans le jeu, si elle réussit à survivre jusqu’à l’aube, sera pour son petit ami « il est venu me chercher »
, alors qu’elle-même a pourtant déjà trouvé la force de se traîner malgré les blessures et le traumatisme hors de l’antre d’un prédateur surnaturel.
Sa mise à mort présente d’ailleurs une caractéristique particulière puisque, contrairement à la majorité du groupe, à qui le wendigo arrache la tête, Jessica est tuée dans un simulacre de baiser (attention vidéo, TW : images très violentes de torture et de mise à mort, jumpscare) au cours duquel le monstre lui arrache la mâchoire.
Emily et Matt sont présenté·es comme un couple dès le début du jeu mais, à peine trente secondes après que l’histoire les a introduit·es, on s’aperçoit que leur relation est largement déséquilibrée, la jeune femme traitant son petit ami au mieux comme un valet de pied, n’hésitant pas à entrer en conflit direct avec la nouvelle compagne de son ex comme s’il y avait entre elle et ce dernier quelque chose à sauver. Que les scénaristes aient voulu présenter une relation abusive n’est pas en soi choquant, d’autant que montrer l’envers des jolies façades des États-Unis est une des fonctions du slasher. Non, ce qui me pose beaucoup plus de problèmes, c’est que les caractères de l’un·e et de l’autre soient utilisés comme un prétexte pour les punir.
Capture d’écran d’Emily.
Emily est présentée comme une personne froide, intellectuelle et jalouse. Elle est d’un naturel dominateur et son caractère peut vraiment être un problème quand il s’agit de la faire coopérer avec d’autres. Pour autant, c’est une personne pleine de ressources, qui arrive à garder son calme sous la pression et que le scénario s’acharne à maltraiter. À deux reprises (toujours selon l’arc scénaristique), elle se retrouve à devoir supplier des hommes avec lesquels elle est ou a été en relation pour sa propre survie. Elle est la seule dont la mort peut être causée directement par un membre du groupe. Et avant qu’on vienne me dire « gnagnagna Ashley », je tiens à attirer votre attention sur l’adverbe « directement » et à vous rappeler que, oui, un meurtre par procuration reste un meurtre mais que laisser quelqu’un·e mourir, ce n’est pas la même chose en termes d’action.
Dès le départ du jeu, Matt est présenté en contrepoint de Mike. Physiquement plus petit, plus gentil et moins affirmé (même ses accès d’agressivité semblent bénins, à l’exception de l’épisode des cerfs), sa gentillesse est systématiquement réprimandée par sa compagne. Elle peut même être à l’origine de son décès. En fait, essayer de sauver Emily ne serait-ce qu’une fois en se montrant rassurant et gentil est la raison pour laquelle le jeune homme meurt accroché comme un vulgaire morceau de viande dans un des scénarios. La seule façon de s’assurer que le jeune homme arrive au bout de l’aventure à un point obligatoire du récit (si bien sûr, il a survécu jusque-là) est de lui faire hurler sur sa petite amie pour qu’elle se taise. Matt deviendra ensuite le héros de Jessica (qu’il retrouve dans les mines, à condition qu’iels aient survécu tou·tes les deux) en la conduisant vers la sortie alors que la jeune femme se traîne comme un boulet dans son sillage.
Si on ajoute à ça le fait qu’il s’agit de deux personnages racisés, la chose fait grincer des dents (et, oui, je sais que l’acteur Rami Malek est d’origine égyptienne, mais Josh, le personnage qu’il incarne, me pose des problèmes lui aussi, comme on le verra plus loin). Je dirais que ce qui me pose problème en définitive, c’est qu’au bout du jeu, les personnages les plus valorisés restent Sam et Mike, qui sont à mon sens les personnages les plus caricaturaux et attendus du récit.
Notons ceci dit qu’il est tout à fait possible de jouer à Until Dawn avec pour objectif de massacrer la totalité des personnages, même si le verso de la jaquette du jeu implique clairement que læ joueureuse est là pour aider le groupe à passer la nuit. Pourtant, si le scénario ne s’achève pas avec les meurtres des personnages principalaux, peut-on parler d’un slasher ? Certes, la mise à mort très graphique de l’inconnu est tout à fait caractéristique du genre mais, si læ joueureuse sauve les jeunes, Until Dawn entre alors plus dans le domaine du survival horror classique, où le but de læ joueureuse est d’assurer la survie du ou des personnages face aux ennemi·es, et c’est à ces derniers que nous allons nous intéresser à présent.
Dans les jeux comme Eternal Darkness : Sanity Requiem, Alien : Isolation, The Last of Us ou Resident Evil, le danger est clairement identifié. Créature d’outre-espace, zombies, monstres, xénomorphe en maraude, il n’y a pas de doute pour læ joueureuse sur ce qui menace le(s) personnage(s). Dans le cas d’Until Dawn, l’ambiguïté dure le plus longtemps possible même si, en recoupant les renseignements dès le chapitre 4, il est possible de comprendre qu’il existe au moins deux menaces – techniquement, elles sont en fait au moins trois.
Pas à son apparence. Les wendigos sont atroces à regarder mais dans le jeu, une partie du péril vient de Josh, voire d’un·e autre membre du groupe si l’on fait les mauvais choix. En fait, si l’on examine attentivement la mise en scène, on se rend compte que les dangers potentiels partagent tous les trois un point commun : ils se trouvent tous à un moment ou à un autre dans le hors-champ. Cet espace, aussi bien physique que conceptuel, désigne à la fois tout ce qui ne se trouve pas dans le champ de la caméra mais également tout ce qui n’appartient pas au champ du « normal » (le normal étant la plupart du temps l’univers de la famille américaine WASP – white anglo-saxon protestant) et est voué au cours de l’histoire à envahir le champ. Si vous en voulez un bon exemple, je vous renvoie une nouvelle fois au Vendredi 13 des années 1980.
Dans le cas d’Until Dawn, on identifie trois types de hors-champ :
On ne voit JAMAIS à travers le regard de l’inconnu. Son visage est visible même caché par ses lunettes presque dès le départ. On ne voit jamais par ses yeux mais toujours par-dessus son épaule (parfois depuis le côté de son mollet, aussi étrange que la phrase paraisse). Sa mise en scène le sort d’office du domaine du danger si on sait comment regarder les séquences où il apparaît.
Josh est l’antagoniste principal du premier arc mais également le narrateur du jeu. Læ joueureuse passe en effet une bonne partie du jeu dans sa tête. Toutes les scènes avec Hill se passent de son point de vue et peuvent être lues comme l’illustration d’un Moi (Josh en tant que patient) aux prises avec un Surmoi culpabilisateur (Dr. Hill) et un Ça hors contrôle (symbolisé par le décor). Traumatisé par la disparition de ses sœurs, le jeune homme construit un scénario très élaboré pour se venger de ceux qu’il juge responsables de cet évènement. Ses actions conduisent de manière involontaire à au moins trois décès potentiels (Jessica, Matt et Emily). Fils de réalisateur de film d’horreur, il utilise les ressources de ses parents pour sa vengeance.
Josh me pose un énorme problème. Le personnage est intéressant, notamment sur ce qui se passe dans la caverne, où l’on peut se demander si son état de conscience altérée ne lui permettait pas déjà de communiquer avec l’esprit du wendigo avant qu’il soit éventuellement capturé par Hannah, et si sa transformation ne s’était pas déjà entamée à ce moment-là. Ce qui me dérange vraiment, c’est qu’on mette les conséquences de ses actes sur le compte d’une dépression, même sévère. Le personnage se montre souvent malsain – sur tout ce qui concerne la sexualité – et agressif de manière aléatoire (sauf avec Sam). Les tendances qu’il présente relèvent plus de la sociopathie, voire de la psychopathie, telles qu’on les voit dans la fiction, que de la dépression. En utilisant une nouvelle fois le trope du dépressif meurtrier, Until Dawn cède à la facilité alors qu’il eut été plus intéressant peut-être de garder les décisions de Josh sans tomber dans la psychophobie.
La Nature est symbolisée à quelques reprises par d’autres créatures que le wendigo, principalement à travers les cerfs. Dans un cas, ils peuvent causer la mort de Matt en le poussant d’une falaise, mais même eux sont victimes de l’appétit dévorant de la créature surnaturelle. En soi, sa colère est principalement personnifiée par le wendigo.
Ce monstre anthropophage est issu d’une légende des Premières Nations partagée par les Chippewas, Algonquins, Montagnais-Naskapis, Crees et Ojibwé. Qu’il possède un être humain ou qu’un être humain se transforme par la consommation de chair humaine, le wendigo est considéré comme une incarnation maléfique de la Nature. Popularisé dans la littérature contemporaine par Algernon Blackwood dans sa nouvelle du même nom en 1910, le wendigo a donné son nom à un syndrome dont la caractéristique principale est le cannibalisme.
Capture d’écran du wendigo.
Ce qui est surprenant avec Until Dawn, c’est que si la figure du wendigo est utilisée, si la montagne est considérée comme un site sacré Cree, on ne voit pas un·e seul·e membre des Premières Nations parmi les protagonistes. Le nom de la montagne est une référence directe à Algernon Blackwood (dont la nouvelle, si elle réussit dans l’horrifique, est d’un racisme incroyable) et même l’inconnu n’est pas un membre des Premières Nations, Larry Fessenden ayant pour l’occasion cédé à la tentation du self-insert en donnant sa voix et son visage au personnage. Les Premières Nations deviennent des accessoires de l’horreur « exotiques », une toile de fond commode tenant presque plus du mythe que le wendigo lui-même.
L’autre problème que me pose le wendigo, c’est l’inconstance de son comportement. Ses attaques sont incompréhensibles, ses techniques de chasse pas bien claires et, dans l’ensemble, on a plutôt l’impression que l’équipe n’a pas pensé jusqu’au bout son concept et s’est juste dit :« Et là le gros monstre attaque et læ joueureuse fait un bond. »
Les séquences où il apparaît sont effectivement très impressionnantes mais quand on considère le jeu dans son ensemble, ce sont aussi les plus incohérentes, d’autant plus lorsqu’on comprend QUI représente le principal péril.
Tout le jeu est dominé par l’iconographie du papillon. Symbolisant les répercussions des choix de læ joueureuse, cet animal psychopompe est aussi synonyme de mort et de transformation. Ce n’est pas un hasard si une bonne partie de l’histoire consiste à découvrir ce qui s’est passé sur la montagne. De responsable en responsable, on ne finit par ne plus trop savoir qui blâmer pour cette nuit d’horreur. Les colons ? Le gouvernement ? Les exploitants de la mine ? Le personnel du sanatorium ? Le chasseur et son ancêtre ? Les Washington ? La petite bande de jeunes ? Josh ?
En définitive, il devient difficile de pointer du doigt qui que ce soit tant la responsabilité est diluée et tant elle est le résultat de centaines de décisions diverses. La somme de toutes ces décisions vient s’incarner en Hannah, point focal de l’histoire, présente du début à la fin du récit et qui porte sur l’épaule un motif de papillon. Ce n’est pas un hasard si dans le dernier chapitre, Josh, Mike et Sam sont les trois personnages à se retrouver dans son antre. L’un est son frère, l’autre le garçon pour lequel elle avait des sentiments et la troisième sa meilleure amie. Toute la narration conduit à la révélation de sa transformation en wendigo. L’on comprend que la première victime du jeu, la victime d’une blague cruelle et infantile, est devenue l’ombre d’elle-même, l’ombre du groupe, le principal péril pour la survie de celui-ci et le vecteur de sa transformation. Cette figure est en l’occurrence un grand classique des histoires d’épouvante et notamment des slashers.
Capture d’écran de Hannah transformée en wendigo.
En utilisant des ressorts scénaristiques connus et en tirant profit des attentes des joueureuses, Until Dawn a réussi en s’inscrivant dans un genre à s’en émanciper suffisamment pour proposer une aventure horrifique originale, dynamique et capable de surprendre son public. Intelligent et plutôt bien mené même s’il n’est pas exempt de défauts, il n’est pas surprenant que le jeu jouisse d’un tel succès.
BLACKWOOD Algernon. Wendigo, 1910, disponible en ligne.
CHEVALIER-CHADEIGNE Olivia. La Philosophie du cinéma d’horreur – Effroi, éthique et beauté, éditions Ellipses, 2014, 153 p.
CONRIS Ian. « La série des Vendredi et la fonction culturelle d’un Grand Guignol moderne » dans LAFOND, Frank. Cauchemars américains – fantastique et horreur dans le cinéma moderne, éditions du Céfal, collection « Travaux et Thèses », 2003, p. 103 à 118.
CUNNINGHAM Sean S. (réal.). Vendredi 13, Warner Bros, 1981. 92 min.
FESSENDEN Larry (réal.). Wendigo, Glass Eyes Pix, 2001. 91 min.
GODDARD Drew (réal.). The Cabin in the Woods, Mutant Enemy & Lionsgate, 2012, 95 min.
PETRIDIS Sotiris. « A Historical Approach to the Slasher Movie », International Film, 2014, Volume 12, Number 1, p. 76 à 84, disponible en ligne.
TRIGGER Bruce Graham. Handbook of North American Indians, « 15. Northeast », Washington Smithsonian Institution, 1978, 924 p.
TRIGGER Bruce Graham, Handbook of North American Indians, « 6. Subarctic », Washington Smithsonian Institution. 1981, 837 p.